Des cannibales, Montaigne, chapitre XXXI, livre I, 1580
Par Stella0400 • 11 Octobre 2018 • 1 639 Mots (7 Pages) • 772 Vues
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: « la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envie des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là sans culture », « ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette uberté naturelle, qui les fournit sans travail et sans peine ». L’auteur rappelle à cet effet les bienfaits de vivre au plus près de la nature, en totale symbiose avec son environnement ce qui permet à l’Homme de vivre heureux et garder la mesure et la modération. Cet ordre naturel relève des préceptes de l’âge d’or selon Hésiode (8èmesiècle av. J-C). Enfin, l’auteur loue la société amérindienne bâtie sur les valeurs de la fraternité, la tolérance et le partage comme le montre l’expression : « Ils s’entr’appellent généralement ceux de même âge, frères ; enfants, ceux qui sont au-dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun, cette pleine possession des biens par indivis ».
Par contre, l’auteur dresse un portrait dépréciatif des Européens. Il les accuse de privilégier art à nature ce qui est non sans conséquences sur cette dernière comme en témoignent les expressions : « Ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages », « Nous avons tant rechargé la beauté et la richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout étouffée ».
Enfin, la remise en cause du langage constitue également un outil de contestation. En effet, Montaigne redéfinit certains mots tels que barbarie : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » ou en encore sauvage : « ils sont sauvages, de même que nous appelons fruits que nature ».
Ainsi, du fait de cette opposition entre Amérindien et Européen ou encore entre nature et culture l’auteur invite le lecteur à revoir ses conceptions à travers cette réflexion philosophique imprégnée de procédés stylistiques et rhétoriques.
III. Déploiement rhétorique :
Après avoir exposé sa thèse : « il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage », Montaigne met en avant une palette d’arguments valorisants les Amérindiens ainsi que des contre-arguments qui fustigent la vision européenne donnant naissance aux deux portraits opposés vus précédemment, et ce afin de démontrer la véracité de son propos. Ainsi, l’auteur livre aux lecteurs les moyens de s’interroger pour enfin en déduire la validité de la thèse énoncée, la stratégie argumentative est donc déductive.
Par ailleurs, l’emploi de modalisateurs de certitude renforce la conviction et l’implication de l’auteur : « comme de vrai », « à la vérité », « toujours », « du tout », au même titre que l’emphase que l’on retrouve dans les expressions : « En ceux-là », « ceux-ci », « ce sont eux que », « tant ».
Montaigne emploie également le rythme qu’il soit binaire comme dans l’expression : « Ils s’entr’appellent généralement ceux de même âge, frères ; enfants ceux qui sont en dessous » ou ternaire dans : « la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses ». Ceci produit un effet de martellement de la phrase afin que le lecteur retienne l’idée énoncée.
On retrouve également l’ironie, outil de satire par excellence comme en témoigne l’expression : « Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses ». Cette antiphrase, au même titre que l’oxymore « merveilleuse honte », révèle que l’auteur critique la société européenne, qui est en réalité loin d’être parfaite.
Ainsi, on peut cerner cette œuvre dans le registre polémique, registre d’attaque par excellence, vu que l’auteur ne manque pas de dénoncer l’appétit vorace des Européens en employant un champ lexical assez virulent : « abâtardies », « étouffée », « corrompu », « vaines et frivoles ».
Conclusion :
En définitive, l’extrait étudié révèle l’intention de Montaigne, penseur de la Renaissance, de combattre les préjugés selon lesquels les Amérindiens étaient des sauvages et des barbares. De même, il exerce une satire virulente de la société européenne qui prône la supériorité de l’état d’art et culture sur celui de la nature. Ainsi, il porte un regard bienveillant sur les Amérindiens alors qu’il fustige le regard réificateur de ses compatriotes. En digne humaniste, il incite le lecteur à s’essayer pour revoir ses conceptions et réfuter les idées reçues afin de s’imprégner du savoir et de la connaissance, ce qui rejoint sa célèbre devise : « Que sais-je » qui fait référence à celle de Socrate : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ».
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