Conrad, au cœur des ténèbres
Par Ninoka • 28 Septembre 2018 • 2 047 Mots (9 Pages) • 558 Vues
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Il est important d’ajouter que le sentiment d’infériorité semble avoir été intériorisé par les Africains. Cela peut être perçu comme une conséquence de la mission civilisatrice. Sur le bateau, malgré l’injustice, malgré la faim et surtout en dépit de leur capacité physique ils ne se révoltent pas. La force du nombre, puisqu’ils sont trente-cinq contre cinq, ne les motive en aucun cas.
Les « sauvages » qui se sont attaché à celui qui les exploitait (Kurtz) secouaient « en direction du féroce démon du fleuve un panache de plumes noires, une peau pelée a une queue pendante ». Ici s’opère une certaine analogie entre pouvoir paternel et pouvoir colonial. Alain Ruscio, dans son étude sur l’idéologie coloniale, Le Credo de l’homme blanc, décrit justement cette relation entre « peuples enfants » et « peuples adultes », et montre qu’elle repose sur un monopole de la civilisation par l’Europe.
Conrad montre parfaitement le passage de colonisation esclavagiste à la colonisation impérialiste. La colonisation impérialiste résulte de l’entrée dans la modernité politique, l’idéal démocratique rend l’esclavage inconcevable. En fait, la colonisation de l’Afrique noire toute de suite après laisse à penser que la lutte contre l’institution « barbare » de l’esclavage a pu être utilisée comme un argument en faveur de la colonisation et de son développement. Selon l’historien Gilles Manceron, c’est par un tel renversement de perspective que l’abolition peut devenir « un alibi de la colonisation, au service d’un “droit d’intervention coloniale” que détiendraient les “civilisés pour lutter contre cette barbarie qu’est l’esclavage” ». Les dichotomies entre Noirs et blancs, civilisation et barbarie, nature et culture seront la base de la mission civilisatrice, qui constituera le fardeau de l’homme blanc.
C’est ce qui explique la prépondérance des bureaux de la compagnie qui était « ce qu’il y a de plus grand dans la ville » reflète l’importance de la colonisation.
L’auteur ne laisse aucun doute sur la farce que représente cette mission. C’est avec une touche d’ironie qu’il compare la « bande qui se nommait ‘Expédition pour l’exploration de l’Eldorado’ » à des boucaniers qui ne cherchent qu’à « arracher les trésors aux entrailles de la terre » « sans plus d’intentions morale pour les soutenir que n’en aurait un cambrioleur de coffres-forts ». Ainsi, le colonialisme n’est qu’une nouvelle forme de domination.
Le narrateur observe des noirs qui construisaient un chemin de fer près de la falaise. Le dynamitage d’Alfred Nobel est utilisé pour creuser les mines recréant ainsi l’ambiance de celles du vieux continent. Ce travail pénible et aliénant, est effectué par des corps sans âmes, « des formes noires », qui avance à la file indienne et qui sont vêtus de haillon. Ceux qui n’y laissent leur vie sont blasés par la maladie et la famine. Ce sont ces « sauvages» qui ont permis de construire les chemins de fer servant à l’acheminement des matières premières vers les ports, permettant ainsi le développement du commerce. Marlow assiste aux échanges commerciaux, des « flots de produits manufacturés, de cotonnade, ce qui renforce cette idée que « l’Europe est la création du tiers monde »[6].C’est à partir de ce Constat que plus tard dans son Discours sur le colonialisme, A. Césaire déduit qu’en son principe le colonialisme n’est « ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement du Dieu, ni extension du Droit [7] ». La rhétorique universaliste adoptée par les colons ne serait donc qu’un mirage, puisqu’elle cache des motivations purement économiques. La femme de Kurtz, personnification des habitants du vieux continent, représente ceux qui croient vraiment au fardeau de l’homme blanc. Conrad les décrit comme des gens naïfs vivant dans une illusion permanente («Je ne pouvais pas lui dire. Cela aurait été trop ténébreux.» «Elle avait besoin pour vivre de cette illusion.»).
Ce qui est à l’œuvre dans la colonisation est la régression du continent européen vers cette même sauvagerie dont sont accusés les peuples colonisés. Tout au long du Roman, on fait face à une véritable crise de l’autorité morale des colonisateurs. La soif de richesse pervertit le plus doux des hommes. C’est le cas de Fresvelen qui se retrouve à « tabasser » le chef du village, alors qu’en temps normal il ne ferait pas de mal à une mouche. Ou mieux encore, c’est celui de Kurtz, l’homme dont tout le monde fait l’éloge pour ses mille et une vertu. Comme le souligne son bras droit russe, son avidité pour l’ivoire lui faisait perdre la tête. Lors de ses expéditions pour piller le pays (« pour parler franc, il pillait le pays »), il s’oubliait lui-même. Ses désirs le poussent à tous les extrêmes, il menace de mort celui qui l’a soigné, et il s’aventure dans la forêt au milieu de la nuit au péril de sa vie. Ainsi sur son lit de mort la monstruosité de ses actes lui fait horreur. Cette critique de Kurtz, pourrait s’apparenter à une remise en question de Léopold II. Il faut savoir que neufs ans avant la publication de l’œuvre, Joseph Conrad part pour le Congo (tout comme son personnage Marlow) à bord du « Ville de Maceió » depuis Bordeaux. L’ancien capitaine étant assassiné, la Société du Haut Congo lui propose le poste, qu’il accepte avec joie. Ainsi, le jeune Polonais sera le témoin de l’une des conquêtes le plus brutal de l’histoire, ce qui le mènera à questionner les vraies motivations du roi et à douter de la mission civilisatrice qu’il prêche.
En définitive, Conrad aboutit à la même conclusion que c. Lévi-Strauss dans Race et histoire : « en refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus “sauvages” ou “barbares” de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ». Selon lui, la colonisation produite trop d’excès, toutefois il ne dénonce pas le principe même de l’entreprise coloniale. Si le narrateur reconnaît un part de barbarie chez l’homme civilisé, il ne soupçonne pas une once de civilisation chez les barbares.
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