Commentaire sur l'incipit de Voyage au bout de la nuit, Céline
Par Orhan • 28 Août 2018 • 2 113 Mots (9 Pages) • 872 Vues
...
au dialogue un aspect cru, un peu brutal (« que j’ai répondu moi », « qu’il insistait lui », « qu’il me fait »).
Ils se coupent parfois la parole, cherchant à couvrir la voix de l’autre : Bardamu veut répondre « du tac au tac », Arthur le « taquine », l’interrompt par ce qui est presque une interjection (« Si donc ! »), traduisant la spontanéité de leurs propos.
Bardamu a par ailleurs l’art de la formule, essayant ainsi de faire taire son adversaire : « C’est ça la France et puis c’est ça les Français. », « l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi ! ».
B – Distorsion de la langue
La situation de confrontation est renforcée et soulignée par la langue employée.
On l’a vu, elle est familière, mais Céline va plus loin encore : il la tord, la soumet à des distorsions syntaxiques rarement vues jusqu’ici à l’écrit.
On constate de nombreuses tournures emphatiques typiques de l’oral : « Moi, j’avais jamais rien dit. », « Elle en a bien besoin la race française », « Et une belle de race ! », « j’ai ma dignité moi ! ».
Avec les phrases courtes et la ponctuation erratique, parsemée de points d’exclamation, d’interrogation et de suspension, Céline joue sur les rythmes (il ira plus loin encore dans son œuvre suivante, Mort à crédit) : « C’est ainsi ! Siècle de vitesse ! qu’ils disent. Où ça ? Grands changements ! qu’ils racontent. Comment ça ? Rien n’est changé en vérité. ». Ces variations traduisent la virulence du propos, l’emportement des protagonistes, ou bien leur lassitude : « Pour des riens, il vous étrangle… C’est pas une vie… ».
Plus qu’un simple moyen d’expression, la langue devient matériau, et Céline la travaille dans toutes ses dimensions. On trouve en effet également des jeux sur les sonorités, notamment des échos sonores, souvent avec des rythmes ternaires : miteux/chassieux/puceux, transis/ici/poursuivis, violés/volés/étripés.
C – Violence du propos
Les deux amis sont en désaccord sur un point précis : « la race française ».
Arthur est le partisan d’une théorie qu’on peut qualifier de raciste (même si on ne le formulait pas ainsi à l’époque) : selon lui, les français sont « la plus belle race du monde ».
Bardamu, au contraire, soutient que cette « race » n’est qu’un « grand ramassis de miteux dans [s]on genre », venus « des quatre coins du monde » et échoués sur ce territoire parce qu’« ils ne pouvaient pas aller plus loin ».
Ils s’opposent ensuite sur leurs ancêtres, perçus de manière positive par Arthur (« nos pères nous valaient bien, n’en dis pas de mal ») et traités avec mépris par Bardamu, avec une accumulation d’adjectifs dévalorisants : « Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours ».
On remarque très vite que Bardamu a une vision très noire, très pessimiste de l’homme dans son ensemble, tandis qu’Arthur tente de défendre cette Humanité en invoquant l’amour (« Il y a l’amour, Bardamu ! »).
Transition : Cette violence qui marquera tout le roman est née des traumatismes du conflit de 14-18. Mais ce n’est pas simplement une dénonciation de la guerre que formule Céline : la société tout entière, avec son immobilisme et ses valeurs dépassées, est la cible du romancier.
III – Un discours désabusé qui masque une critique sociale
A – L’immobilisme
L’une des critiques qui ressort du dialogue entre les deux amis est l’immobilisme de la société :
♦ « Rien n’est changé en vérité. »;
♦ « Et ça n’est pas nouveau non plus »;
♦ « Nous ne changeons pas ».
Le monde est figé, malgré les idées prédominantes à l’époque de progrès, rapportées par Arthur (« Siècle de vitesse ! qu’ils disent. Où ça ? Grands changements ! qu’ils racontent. »).
Selon Bardamu, la situation était déjà la même à l’époque de leurs pères : « ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! ». Avec véhémence, il soutient l’idée d’une transmission de la misère sociale, de génération en génération : « Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions, ou bien si tard, que ça n’en vaut plus la peine. »
Les Parisiens en général sont aussi attaqués pour leur paresse et leur oisiveté : « Les gens de Paris ont l’air toujours d’être occupés, mais en fait, ils se promènent du matin au soir » ; lorsqu’il fait trop chaud ou trop froid, « ils sont tous dedans à prendre des cafés crème et des bocks. » .
Mais cette critique n’a guère de valeur pour le lecteur, car les deux personnages qui la formulent sont eux-mêmes oisifs et passifs : « Bien fiers alors d’avoir fait sonner ces vérités utiles, on est demeurés là assis, ravis, à regarder les dames du café ». Cette remarque ironique souligne l’hypocrisie de leur position.
B – Une remise en question des valeurs bourgeoises
Cette discussion de comptoir révèle le nihilisme du héros (le nihilisme est la négation des valeurs morales sur lesquelles se fonde la société).
Ce nihilisme est mis en valeur par les privatifs (« Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions ») et les nombreuses négations (« vu qu’elle n’existe pas », « Ils ne pouvaient pas aller plus loin », « Quand on est pas sages », « C’est pas une vie »).
Bardamu remet en question les valeurs bourgeoises traditionnelles, comme le patriotisme et le nationalisme (souvent exacerbés en temps de guerre), alors qu’Arthur, on l’a vu, défend l’idée d’une « race française » supérieure (« la plus belle race du monde »).
Pour Bardamu, les citoyens français sont de la chair à canon : « Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants », alors que les soldats sont ordinairement perçus comme des héros en période de conflit.
L’amour lui-même, valeur noble par excellence, est une cible.
Alors qu’Arthur l’invoque pour contrer le portrait négatif de l’Humanité donnée par Bardamu, celui-ci rétorque d’un ton péremptoire : « l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches ». Le présent de vérité générale et la phrase
...