La Machine Infernale, La nuit de noce, Cocteau.
Par Plum05 • 4 Juin 2018 • 1 865 Mots (8 Pages) • 1 119 Vues
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De son côté, Jocaste retrouve des gestes et une attitude maternels. Quand elle s'exclame: « II a dû être choyé par une maman...» (l. 8), elle est très exactement en train de « choyer » Oedipe. Juste avant cet extrait, elle l'a essuyé, frotté comme un « gros bébé », parce qu'il était « inondé de sueur », à la suite de son cauchemar.
Maintenant elle le dévêt comme une mère déshabillerait son jeune enfant. Avec les mêmes mots:
« Lève ta jambe gauche », « Et la jambe droite » (l. 13-14).
TROISIÈME AXE DE LECTURE LA DÉCOUVERTE TRAGIQUE
Les impératifs des lignes 13et 14 marquent le tournant du passage. Jocaste découvre brutalement l'irréfutable preuve que son mariage est un inceste, tandis qu'Oedipe continue de vivre dans ses illusions.
Jocaste découvre l'irréfutable preuve
L'inégalité des savoirs qui existait jusque-là entre les deux personnages d'un côté et le public de l'autre, subsiste, mais d'une autre façon, dans le second mouvement du texte.
Les réactions de Jocaste découvrant la malformation des chevilles d'Oedipe sont capitales : « Elle pousse un cri terrible »(l.14-15), « elle recule (...J comme une folle » (l.18).
À cet instant, Jocaste redoute de trop bien comprendre. Ces chevilles atrophiées ne peuvent qu'être celles de son fils. Le recul de Jocaste exprime physiquement son horreur devant l'indicible. Ainsi que le remarque Oedipe, elle devient « pâle comme une morte » (l.26-27).
La comparaison ne relève pas du lieu commun: elle préfigure le suicide de Jocaste et son apparition fantomatique finale où elle sera « blanche ». (acte IV p.133)
La parole, d'abord, lui manque: « Ces trous...», dit-elle (l.21), sans pouvoir achever sa phrase. Puis Jocaste se reprend, mais faiblement, prononçant des phrases lentes, parfois inachevées, comme l'indiquent les points de suspension.
Jocaste possède dès lors, et pour l'essentiel, le savoir qui est celui du public. Le couple est déjà séparé. Chacun des deux personnages est enfermé dans une solitude sans pareille: Oedipe, dans son ignorance; et Jocaste, dans une vérité si affreuse qu'elle se refuse à la communiquer. Pour le public, l'intensité dramatique est maximale.
Les illusions d'Oedipe
À la lumière des réactions de Jocaste, l'explication que donne Oedipe de la malformation de ses chevilles, se colore d'un pathétique (émotion intense et pénible) évident. Non que la sincérité d'Oedipe soit en cause.
L'accident de chasse revêt toutes les apparences de la vérité, que renforce la précision des termes techniques. Les « boutoirs »(l.26) désignent en effet l'extrémité du groin et les canines avec lesquelles le sanglier creuse la terre. Que ces « boutoirs » aient jadis handicapé Oedipe, n'a, en soi, rien d'invraisemblable. Mais à cet accident de chasse, ni le public ni, désormais, Jocaste ne peuvent croire. Oedipe pense dire la vérité, alors que chacun sait que cette vérité n'en est pas une.
De surcroît, la sollicitude dont il entoure Jocaste se retourne tragiquement contre lui. Constatant sa pâleur, il s'écrie: « Mon chéri! [...]. J'aurais dû te prévenir. [...]. Je ne te savais pas si sensible » (l. 27). Oedipe plaint Jocaste, alors qu'il est au moins autant à plaindre qu'elle. Le spectacle qu'à son insu il donne de son ignorance le rend digne de pitié.
Pour se justifier d'avoir appelé Jocaste sa « petite mère chérie », Oedipe déclare: « J'étais à mille lieues, auprès de ma mère qui trouve toujours que j'ai trop froid ou trop chaud »(l.6).
Or, la psychanalyse nous apprend que l'activité- onirique ne différencie pas le temps et l'espace, qu'il les confond dans une seule et même notion.
La distance géographique équivaut à un éloignement dans le temps. Près de Jocaste, Oedipe retrouve inconsciemment sa mère. C'est effectivement le cas. Mais si Oedipe ne le sait pas encore, il le sent ou le pressent déjà.
La chronologie est une illusion d'optique. Le temps est immobile, le présent et le futur étant contenus dans le passé. Par son rêve, Oedipe en apporte sans le savoir une preuve supplémentaire. Son destin est fixé. Au moment où, jeune roi de Thèbes et jeune époux de Jocaste, il croit atteindre au bonheur, le passé le happe et le rattrape.
CONCLUSION :
Ce passage constitue un moment-clé de la pièce et une scène audacieuse. Cocteau a, en effet, été le premier à suggérer ainsi « la nuit de noces », et l’intensité dramatique est à son apogée pour le public. Les deux personnages sont au comble du bonheur : Oedipe, devenu roi, a la gloire qu’il souhaitait et pense avoir échappé à la prédiction de l’oracle ; Jocaste, veuve, qui rêvait d’un homme plus jeune (cf. Acte I, avec le jeune soldat), l’a dans son lit. Mais tout cela n’est, en fait, qu’un leurre cruel du destin. Le public décode le double langage, mais peut s’interroger : Jocaste a-t-elle compris la terrible vérité ?
Ainsi Cocteau nous propose une image de l’homme qui fait écho au titre La Machine infernale.
Il s’affirme libre, par rapport à l’opinion des citoyens, qui peuvent blâmer ce remariage et l’écart d’âge, et surtout par rapport aux dieux, puisque Jocaste a eu ce fils interdit, et qu’Oedipe a décidé de forger son propre destin. Mais n’est-il pas, en réalité, qu’une marionnette aveugle entre les mains des dieux ? Au moment même où l'homme savoure sa liberté et jouit de son bonheur, il tombe, de plus « haut » pour mieux réjouir les dieux.
=== « La machine » prend ainsi un double sens : elle s’avère un mécanisme inexorable, sans souci de l’homme, mais aussi une « machination », car tout semble combiné à l’avance par les dieux.
Fabienne Madray
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