La Thébaïde ou Les frères ennemis
Par Orhan • 22 Mars 2018 • 6 132 Mots (25 Pages) • 591 Vues
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Il critiqua assez longuement la pièce de Rotrou, qu’il voyait constituée de «deux actions différentes» (le conflit entre les deux frères s'achève en III, 2 par Ie récit de leur mort, la suite montrant I'affrontement entre Créon et Antigone). Mais ce fut pourtant d’elle qu'il s'inspira pour I'intrigue, les personnages, la disposition des scènes, la composition des tirades, jusqu'à imiter souvent ses formules ou à reprendre les mêmes rimes. Cependant, il assombrit la perspective, en aggravant la haine des deux frères, et surtout en faisant de Créon un fourbe machiavélique. Il améliora la conception dramatique, en renouvelant à chaque acte les raisons d'espérer et de craindre, et en retardant jusqu'à la fin de I'acte IV l'entrevue décisive des deux frères. Il raffina la galanterie. Il renonça à diverses libertés normales trente ans plus tôt, pour se plier à la règle du respect de I'unité de lieu, user d’un style plus sobre, peindre des comportements moins pittoresques et moins extravertis.
Il se garda bien d'avouer qu'il s'inspira partiellement de pièces écrites par Thomas Corneille.
Surtout, il s'efforça d'égaler, en I'imitant ou en s'opposant à lui, Pierre Corneille. Quand, dépité par le refus de sa première pièce (5 septembre 1660), Racine écrivait : «J'ai bien peur que les comédiens n'aiment à présent que le galimatias, pourvu qu'il vienne d'un grand auteur.», il pensait bien à l’illustre vieillard. Or celui-ci, après huit ans d'absence, avait, le 25 janvier 1659, fit sa rentrée avec ‘’Œdipe’’, où il avait radicalement transformé Ia tragédie de Sophocle sur deux points : il y introduisit un couple d'amants, et il subordonna le malheur à la maîtrise de notre libre arbitre qui nous permet d'être toujours plus grand que lui, et de garder espoir dans une perspective providentielle, à travers des épreuves en quelque façon salutaires (voir notamment les vers 1149-1170).
La source la plus importante de ‘’La Thébaïde’’ doit, semble-t-il, être cherchée dans l’état d’esprit de Racine au moment où, après douze ou vingt mois de sagesse contrainte à Uzès, il était en train de renier sa formation religieuse, de se révolter contre sa tante, sa famille et ses maîtres de Port-Royal, qui lui avaient appris que notre funeste et coupable concupiscence procède du péché de nos premiers parents. Il voulait désormais se livrer à ses passions que condamnait sa conscience, son propre surmoi. Il mit donc à profit «le sujet le plus tragique de I'Antiquité» pour exacerber une tendance personnelle. Il fit le choix, contraire à l’esprit dominant du temps, de l’histoire, caractérisée par une fatale violence passionnelle, de jumeaux prédéterminés à une hargne meurtrière et mortelle par la faute de leur père, détruits par leur propre perversité, tous les autres personnages étant entraînés dans la mort, sous le regard de divinités impassibles. La frénésie suicidaire des deux frères donne d’ailleurs les passages les plus vigoureux de la pièce, signe que Racine s'y retrouva. Il se révéla donc d'emblée porteur de la vision tragique de I'être humain déchiré contre lui-même qui allait caractériser, quoique sous d'autres formes, la plupart de ses œuvres.
Intérêt de l’action
‘’La Thébaïde’’ est la tragédie de Racine la plus frénétique, la plus sanglante. Il fit ses débuts en marquant sa volonté de renouer avec la véritable tradition tragique, contre Ia galanterie et le romanesque. Tous les personnages sans exception sont tués, se tuent ou meurent de douleur au cours de la pièce. Quand le rideau tombe, il n’y a pas de survivant. Si l'on alignait les cadavres sur scène, on pourrait se croire dans une tragédie de Shakespeare.
«Ah ! mortelles douleurs !» s'écrie Jocaste au premier vers. «Et je m'en vais chercher du repos aux enfers», conclut Créon au dernier. Ce sont le début et la fin de ce «jour détestable» où le dramaturge choisit de situer cette tragédie des tragédies, qui est un paroxysme, un drame suprême. Pour sa première pièce, écrite à l’âge de vingt-quatre ans, il mit en scène une hécatombe familiale, la plus grande tuerie du théâtre du temps, avec la destruction de la cité comme point d'orgue. Il s’abandonna à une exaspération forcenée, à une complaisance dans la violence meurtrière et suicidaire. Au cours du duel, au cours du double meurtre, se manifeste une joie sauvage étrangère à Eschyle et Euripide, et plus intense que chez Stace et Rotrou. Cette complaisance dans la violence meurtrière et suicidaire était opposée aux tendances contemporaines, contraire à la source revendiquée, et plus nette que dans les autres. ll redécouvrit, plus que la terreur, I'horreur tragique, retrouvant l'élément moteur de la tragédie antique, la fatalité, avec son corollaire, I'ensanglantement final des héros, conséquence de leur haine et de leur querelle. Il voulut par là se situer dans la voie la plus ancienne du genre. C'était, certes, un défi adressé à son public.
En effet, il rompit avec la mode de la tragédie romanesque et galante, pleine de détours, qui avait été alors imposée par Quinault, et n’était d’ailleurs qu’une tragi-comédie. Mais il reprit à Corneille le principe de la modernisation d'un sujet antique au moyen d'un enjeu politique ; l'affrontement des deux frères, qui ne s'accordent que pour aller se battre, n'est pas sans rappeler celui de Rodrigue et du Comte, dans ‘’Le Cid’’, et leur combat est rapporté par deux récits contradictoires, comme dans ‘’Horace’’ ; ‘’La Thébaïde’’ ressemble à ‘’Rodogune’’ par la mégalomanie meurtrière des personnages principaux, par l’obsession royale qui les hantait, par le pathétique barbare et entortillé de certaines scènes ; en véritables héros cornéliens, ils rêvent de gloire, invoquent tous deux la même loi de l'honneur pour se combattre : l'un ne peut décevoir son peuple en renonçant à une partie de son pouvoir ; l'autre ne peut, s'il ne veut déchoir, aliéner ses droits au trône de Thèbes. Cela les conduit au duel fratricide, alors que, dans les sources, c'était le juste moyen de trancher la querelle par le combat des chefs, en épargnant bien des vies.
Cette tragédie de violence est complétée par une déploration et des raisonnements moraux, car le rôle de Jocaste (un quart du texte), en partie celui d’Antigone, consiste à essayer
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