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Les ambiguités de la critique littéraire

Par   •  7 Mai 2018  •  5 167 Mots (21 Pages)  •  435 Vues

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Depuis le début des années 1990 et à la suite de Richard, le discours critique développé dans les revues littéraires spécialisées, des plus diffusées (NRF, Magazine Littéraire, Le Matricule des Anges, La Quinzaine littéraire…) aux plus confidentielles mais tout aussi exigentes (Recueil, Scherzo, Prétexte…), montre une coïncidence des signes donnés pour tels de la haute littérarité des œuvres de Michon et du paradigme ironique ramené aux problématiques modernes et postmodernes de la conscience réflexive.

Relevons quelques exemples significatifs. Dans un numéro de la revue Scherzo consacré à Michon9, le philosophe esthéticien Jean-Claude Pinson dresse un inventaire de la dialectique des contraires, omniprésente chez l’héritier de Baudelaire. Il insiste fermement sur les risques littéraires propres à diminuer l’écrivain, pour mieux rehausser son mérite à les éviter : « la trop moyenne rhétorique10 », « la trop vive passion de la littérature», un « pays factice de passés simples11 », nombreuses sont types d’écueil heureusement mis à distance. Michon ainsi échappe à la mythologie dévote et médiatique qui est un lieu commun de la légende rimbaldienne, et ce, grâce à un traitement de cette mythologie qui se veut informé, lucide de part en part. « C’est qu’il sait », le mot est important, qu’il faut faire le naïf, « l’enfariné », pour atteindre une connaissance éclairée, non naïve et non demi-habile.

Pour Michel Beaujour12, la latéralité par laquelle Michon traite d’une histoire de la théorie littéraire connue du lecteur cultivé, vise à surprendre ce lecteur sur le terrain même de ses attentes. Michon, identifié au narrateur des Vies minuscules, devient le héros d’un parcours où d’autres se sont égarés : un bouc émissaire qui, par une sorte de réplique littéraire de la tentation au désert, avant de « dépasser l’aporie moderniste » « a éprouvé jusqu’à la folie les affres théoriques et (…) subi, jusqu’à l’aphasie, la Terreur qui règne dans les lettres13 ». Écrivain résistant, écrivain ermite, damné charitable, Michon endosse les postures dont il a justement dénoncé les impasses comme artifices figés. Significativement, c’est avec une « gêne » personnelle avouée que Michel Beaujour en arrive à la conclusion d’une écriture mystique, « sub specie aeternitatis14 ». Une conclusion similaire clôturant un autre article du même critique confirme d’ailleurs le saut dans une autre modalité épistémique : « Il échappe aux paramètres d’une poétique profane, et surtout aux objections d’une critique rationaliste. Michon, du moins en tant que ‘’fils’’ de Faulkner, a transformé sa poétique en théologie. Souhaitons que cette mutation lui octroie des œuvres commensurables à la grâce dont il se réclame pour se justifier15 ». Cette conclusion pose bien l’ambivalence de la dialectique de Michon et de celle qu’il donne à penser à ses critiques : est-il en pratique, pour légitimer, réellement gênant de parler de grâce et de théologie en fin d’article?

Il est significatif que le ton général de ces études de la première réception soit caractérisé par un certain enthousiasme mimétique des élans de Michon, ce qui révèle des enjeux profonds. Introduisant les actes d’un colloque sur Michon, Jean Kaempfer souligne la maîtrise d’un certain pouvoir de mise en scène exemplifié par ce que l’écrivain appelle le « tourniquet identificatoire » propre au discours sur les grands écrivains comme Rimbaud, Melville, Faulkner ou Artaud. Michon dans cette présentation devient le créateur de l’attitude supposée soumise de ses critiques, privés des ressources de l’objectivation. D’après Jean Kaempfer, la « démiurgie instantanée et efficace16 » de Michon, rendue possible par sa propre confrontation aux « éléphants » de la littérature, appelle un même discours critique de la paralysie du critique confronté à l’« éléphant » Michon. Comment écrire sur Michon, si ce n’est en redoublant ses propres « comment écrire sur Rimbaud ou Faulkner »?

L’objectivation sociologique tient nécessairement une place centrale, et participe des outils du « déniaisement » dont use Michon pour parler des minuscules, ainsi que du bagage minimal de tout critique savant. Si la lecture à caractère sociologique s’applique à montrer comment Michon, comme les autres classiques, a été construit comme écrivain, elle ne peut pas toujours éviter de revenir à l’essentialisme inverse, dans le sillage d’un parcours d’écrivain exemplaire. La reconstitution par Pierre Bergounioux17 du parcours littéraire de Michon apparaît comme l’archétype de l’écriture biographique ; ce pair en écriture applique bien la définition canonique de la littérature comme ce qui se naturalise et travaille à établir son évidence, en faisant de son collègue de Verdier un pur produit, non de la province, mais de l’appel vers la littérature. Venant de Pierre Bergounioux, ce type de légitimation n’est pas étonnant, ni incohérent ; on constate néanmoins que vingt-cinq ans après la parution de Vies minuscules, la fable vocationnelle a été intégrée dans le premier type de discours sur Michon. Sauf que le retour critique sur cette fable, qui signe le deuxième type de discours, ne peut pas non plus dépasser le constat final d’une valeur intrinsèque transcendant le feuilleté des ironies.

UNE SOCIOLOGIE POUR COMPRENDRE L’IRONIE

Les lectures de Michon dans le deuxième temps de sa réception répondent à une modalité différente de l’esthétique de la réception, qui s’explique en partie par les configurations nouvelles que prennent les territoires théoriques et philosophiques de la littérature et des sciences du langage. Depuis le début des années 2000, la réception universitaire emprunte, parallèlement à l’étude immanentiste des thèmes et formes de l’œuvre, les voies à même de comprendre et d’expliquer le « phénomène Michon », dans une approche sociodiscursive et socio-historique. Le recul de l’œil critique peut venir de l’évolution des sciences sociales, partagées, comme écrit Vincent Debaene, entre « une exigence de lucidité qui les pousse à déconstruire la littérature comme institution, comme objet magique, comme pratique de distinction, et une sorte de scrupule ou de modestie devant certaines œuvres particulières qui paraissent irréductibles au discours savant18 ». La distinction établie par Barthes entre histoire littéraire (objective, mais difficile à mettre en pratique) et critique (cette dernière faisant partie de la Littérature), confirme que toute critique travaille à établir et instituer

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