Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein La scène du bal
Par Raze • 5 Mars 2018 • 3 151 Mots (13 Pages) • 760 Vues
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Dans cette scène emblématique, qui exprime le titre du roman, Le ravissement de Lol V. Stein, l’image de l’oiseau mort et celle de la cendre peuvent faire penser au phénix qui renaît de ses cendres, mais la métaphore s’inscrit à l’inverse des autres images amoureuses, où la femme-oiseau devient colombe ou tourterelle. Ainsi, cette épiphanie dans laquelle Dedalus, le héros de Joyce, voit une jeune-fille dont « on eût dit un être à qui la magie avait donné la ressemblance d’un oiseau de mer, étrange et beau… »2 .
Par ailleurs, les nombreuses questions sans réponse sur la beauté, l’âge ou l’expérience d’Anne-Marie Stretter, grâce auxquelles le narrateur multiplie les marques de son ignorance, renforcent l’effacement du narrateur qui, à maintes reprises, rappelle qu’il ne peut avoir accès à un réel objectif, et que tout repose sur l’unique témoignage de Tatiana. Cela produit donc un effet de distance qui ne permet pas au lecteur, comme dans une scène traditionnelle de coup de foudre, de s’identifier à des personnages de rêve. Ici, l’opacité et la noirceur des personnages sont telles que le lecteur lui-même se trouve pris dans une énigme insaisissable, étrange et donc envoûtante.
Les deux dernières phrases, enfin, attestent de cette progression d’une scène d’amour vers une mort annoncée avec insistance, voire fantasmée par Tatiana : « Rien ne pouvait plus arriver à cette femme, pensa Tatiana, plus rien, rien. Que sa fin, pensait-elle. ».
Le double
Mère et fille ou le double spéculaire
L’entrée des personnages sur la piste vide s’effectue d’emblée par une focalisation externe, où le narrateur ignore leurs liens de parenté, et leurs noms : « La femme la plus âgée s’était attardée […] vers la jeune fille qui l’accompagnait. » Ces signes objectifs, que l’assistance peut percevoir se transforment en interprétation sur le lien de parenté, et dépassent la simple caractérisation.
Le rapport entre mère et fille, n’est pas réduit aux ressemblances apparentes: « Elles étaient grandes toutes les deux, bâties de la même manière. », mais le narrateur décèle en la soulignant, une différence importante : la fille « s’accommodait gauchement de cette taille haute […], sa mère, elle, portait ces inconvénients comme les emblèmes… ». L’analyse sémantique et lexicale révèle un effet de miroir et le narrateur formule son interprétation.
Le portrait, assez réaliste, concret au début, fidèle à un référent connu, celui d’une femme plus âgée que la jeune-fille, glisse très vite vers des abstractions: « comme les emblèmes d’une obscure négation de la nature. ». Notons ici l’emploi de compléments déterminatifs qui sont récursifs et privilégient le substantif abstrait. Le lecteur est entraîné dans une énigme ; il s’agit dès lors de décrypter de quelle essence de femme il s’agit. A quoi se réfère l’expression « négation de la nature » ? La difficulté de compréhension semble venir de l’hypallage, où nous pouvons comprendre qu’elle portait cette maigreur en niant que cela soit quelque chose de négatif, au contraire, elle le porte comme une qualité. Et s’il s’agissait de nier l’existence naturelle de cette fille, ou la ressemblance naturelle entre mère et fille ? De même, hypallage encore dans « une souriante indolence » où nous devons comprendre qu’il s’agit d’une indolence marquée par le sourire de la jeune femme. Ces sens et bien d’autres étant possibles, le lecteur se trouve pris dans un indécidable qui annonce une confusion de plusieurs registres.
Figures du double
La notion de double se trouve particulièrement mise en relief par le choix du champ lexical et sémantique, « grandes toutes les deux, bâties de même manière », « mais si la jeune fille […], sa mère, elle… », « Double fourreau », « robe noir […] de tulle également noir », « comme celle-ci était gracieuse, de même façon qu’elle », « à toutes les deux », « de pair ».
Les figures du double s’expriment aussi dans l’ambivalence d’Anne-Marie Stretter, femme double par sa sombre beauté. L’oxymore « pessimisme gai » et l’hypallage « souriante indolence » introduisent un certain flou, en juxtaposant deux notions éloignées, voire opposées, qui disent l’ambivalence d’une mère, rivale de sa fille par rapport au regard de l’homme.
Par ailleurs, le redoublement des mots, avec des figures de répétition telles que l’anaphore: « Telle […], telle… », et l’hyperbate comme figure du ressassement : « et dans le repos, et… », ou l’anadiplose : « s’était vidée […] Elle fut vide. » « noire […] également noir », « son corps […] son corps désiré », «Rien ne […] plus rien, rien », souligne l’obsession du double, mais aussi celle du noir, du vide, du corps.
L’énigme que représente Anne-Marie Stretter donne lieu à des interrogations sur son identité, mais aussi à une alternative posée sous forme d’antithèse : « Qu’avait-elle connu, elle, que les autres avaient ignoré ? » L’antithèse porte à la fois sur le pronom personnel, mis entre virgule, opposé aux « autres », et sur la connaissance propre à Anne-Marie Stretter, mettant ainsi en scène une réalité secrète, perçue comme bipolaire. Par ailleurs, dans cette même phrase, le chiasme des deux propositions construites en ordre inverse constituent un reflet, donc une autre figure du double.
II) Deux facettes de l’être
Ces deux facettes d’une même femme se partagent des champs sémantiques à la fois divers et angoissants : plein/vide ; folie/mort ; savoir et ignorance. Mère et fille sont deux rivales, comme le sont aussi Lol et Anne-Marie Stretter, mais ne s’agit-il pas toujours d’un même personnage énigmatique dans l’imaginaire de Marguerite Duras ?
La modalité épistémique aboutit à une inversion entre /savoir/et /ignorer/ et à la valorisation de l’incertitude référentielle : « Sans aucun doute possible… », se rappelait clairement… », « irrévocablement », « semblait-il ». A d’autres moments, Tatiana affirme son ignorance du passé d’Anne-Marie Stretter, en utilisant un verbe modalisateur d’hypothèse, « devoir » ; pourtant « Elle était maigre. Elle devait l’avoir toujours été. » donne la maigreur comme un signe distinctif certain. L’analepse permet ici une perception plus fine, ouvrant des questions sans réponse totalisante,
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