Les lieux dans Le Rouge et le Noir
Par Ramy • 5 Mars 2018 • 2 570 Mots (11 Pages) • 1 152 Vues
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Le monde extérieur ne tiendrait donc qu’à cela et n’aurait « pas de fonction autre » que celle d’exprimer les pensées des personnages ou de permettre que la parole s’installe ? Et « seulement » cela ? Nous ne pouvons qu’en douter. Une telle définition nous semble par trop restrictive et Julien Gracq lui-même, dans la suite de ses notes, la précise et lui donne un nouvel éclairage.
Le monde de Stendhal est un monde de symboles et, pour qui y prend garde, tout fait signe car, toujours selon Gracq, « tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe ».
La richesse symbolique tenant aux éléments spatiaux est particulièrement marquée dans Le Rouge et le Noir, ce sont les échelles que l’on cache, que l’on pose et repousse et qui permettent d’accéder au domaine de l’amour, à la femme désirée, mais aussi à la connaissance de l’autre et de ses pensées. Dans le chapitre XXX du livre I, avant de quitter Verrières pour Paris, Julien, dans un accès de folie amoureuse, veut revoir une dernière fois Mme de Rênal et escalade la façade du château par une échelle appuyée à côté de la fenêtre, dont les volets ont « une petite ouverture en forme de cœur » : le symbole ne peut être plus appuyé. Le même procédé sera renouvelé pour rejoindre Mathilde de La Mole, tandis que la lune brille. Sur plusieurs pages, ces deux éléments du décor, l’échelle et la lune qui risque de le trahir, sont repris, mettant en avant le rôle du danger dans leur relation amoureuse. Cette même échelle conduira Julien à l’échafaud. Ce sont des fenêtres que l’on passe et des seuils que l’on franchit, comme différentes étapes de l’ascension sociale ou de découvertes d’un autre monde. L’arrivée au séminaire et la description qui en est faite tient lieu de passage initiatique ; en quelques touches symboliques, « la croix de fer doré sur la porte », « la grande croix de cimetière », l’opposition entre le noir et le blanc, le lecteur est paradoxalement plongé dans un « enfer sur la terre ». Ce lieu appartient à la laideur avec ses « marches […] qui semblaient prêtes à tomber », ses « tableaux noircis par le temps » et ses « vitres jaunies ». Des fenêtres enfin qui permettent de goûter encore un peu à la nature, de « sa petite chambrette » qui domine la plaine dans l’enfermement du séminaire ou du haut de la terrasse du donjon de la prison. Les arbres apparaissent également comme un signe fort, ils jalonnent le roman et sont souvent un symbole de refuge et de réconfort pour notre héros, un lieu où il est encore possible de trouver le bonheur, du tilleul sous lequel il séduit Mme de Rênal aux grands hêtres près des rochers, ce sont des « amis », tels les tilleuls d’Henry Brulard.
Dans l’amputation symbolique des platanes et l’érection des murs dont les jardins sont « remplis », lors de la longue présentation liminaire de Verrières, c’est tout l’esprit borné de M.de Rênal et de la Franche-Comté qui est concentré. La longueur particulière de la description, la présentation à la manière d’un guide touristique détonne par rapport au reste de l’œuvre et nous pousse à regarder ce passage avec plus d’acuité. Des arbres coupés aux murs érigés, nous ne voyons que restrictions et obstacles et c’est toute l’ironie mordante de Stendhal qu’il s’agit de percevoir. Se mettant en connivence avec le lecteur, à peine le livre ouvert, il l’invite immédiatement à poser un regard critique sur la ville, le maire et ses habitants ; rien de noble ne pourra se produire à Verrières. Ce sont des signes qu’il s’agit de déchiffrer et c’est en cela, dans la puissance symbolique de ses descriptions que Stendhal bascule dans le XIXe siècle. Difficile de faire moins « invisible » que cette vraie description qui ouvre le roman ! Verrières annonce les personnages et les difficultés que rencontrera le jeune Julien Sorel, dans une ville où les dés sont pipés et le décor politique secrètement planté.
Ce « caractère augural » que Stendhal confère aux « touches concrètes » de son roman, ainsi que le souligne Julien Gracq dans un ultime retournement, vaut la peine qu’on s’y arrête. Dans la préface de notre édition, Jean Prévost souligne le cas des doubles descriptions, où une scène en annonce une autre, dans un même endroit, « presque toujours, avant les grandes scènes, nous connaissons les lieux où elles vont se dérouler ». L’exemple le plus frappant est bien sûr celui de l’église de Verrières. Dans le livre I, chapitre V, Julien la trouve « sombre et solitaire » et semble terrorisé malgré la beauté du lieu. Stendhal n’hésite pas alors à multiplier les signes annonciateurs de la scène du meurtre de Mme de Rênal, qui pourtant n’aura lieu que cinquante chapitres plus loin. L’insistance sur la couleur rouge : « étoffe cramoisie », « rideaux rouges », le sang que Julien croit voir, la coupure de journal évoquant un condamné au nom proche, tout est fait pour nous troubler et nous préparer à la scène tragique. La fonction proleptique de ces descriptions joue un rôle essentiel dans la mesure où ces dernières mettent en marche l’action.
A travers les différentes fonctions que Stendhal assigne aux descriptions de son roman et à sa manière de les appréhender, il nous livre un véritable manifeste esthétique. Il nous donne à voir un monde extérieur qui semble s’estomper mais qui, dans un subtil jeu de passe-passe, revient encore plus puissant et chargé de sens.
Ce manifeste esthétique prend racine dans ce fameux style du code civil, ce goût pour la formule concise, concentrée que l’on appellera le trait unique, préféré au morceau descriptif.
Lors du dîner chez Valenod, l’impression d’ensemble est définie par quelques traits : « tout était magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. […] Tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l’étourdir ». Est-il besoin d’en dire plus ? Le lecteur peut donner libre cours à son imagination puisque l’essentiel est tranché. Pour Ursula Mathis, la composition chez Stendhal consiste à « analyser et estomper » et c’est de ce « sfumato » que naît le détail qui fait sens. Son « amour pour la simplicité » qu’il évoque dans la Vie de Henry Brulard, le conduit à préférer le style bref, car « l’écriture doit parvenir au détail » ainsi que l’analyse Michel Crouzet dans Le Rouge et le Noir, son Essai sur le romanesque stendhalien. Bien qu’ « extrêmement sensible à la beauté des paysages » (Vie de Henry Brulard), Stendhal, fidèle à sa promesse, préfère les évoquer « d’un seul trait et avec une sûreté incroyable » (Jean Prévost).
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