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W ou le souvenir de George Perec

Par   •  17 Janvier 2018  •  2 458 Mots (10 Pages)  •  578 Vues

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Bien qu’il utilise deux procédés très différents l’un de l’autre, Perec parvient à créer des liens et une unité indiscutables.

Mais pourquoi cette double trajectoire ? Parce que les fils qui rattachent le moi à son enfance sont brisés. Et ce n’est pas seulement le passage du temps qui soit à l’origine de ce sentiment de rupture. « Trop de choses, écrit-il, m’éloignent à jamais de ces souvenirs » (p 47). Dans cette phrase, le terme générique et englobant « les choses » indique que les raisons de l’absence de souvenirs d’enfance ne sont pas à chercher seulement dans l’histoire personnelle, mais aussi dans « une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, (…) : la guerre, les camps. (p13).

La loi de l’histoire a imprimé dans la conscience de l’auteur un sentiment étrange de vacuité et de déracinement, une fêlure, une brisure qui se mue en une image angoissante, celle d’un moi s’identifiant à l’orphelin, l’inengendré, le fils de personne. (p21).

Face à cette absence et à ce vide, l’autobiographe se donne pour objectif d’écrire, écrire sur son enfance, sur sa famille, est en quelque sorte une quête d’identité. Ce projet n’est pas dicté par un simple exercice mnémonique, mais par une impérieuse nécessité intérieure : « Mon enfance, écrit-il, est le sol sur lequel j’ai grandi. Elle m’a appartenu, quelle que soit ma ténacité à affirmer qu’elle ne m’appartient plus » (p21). Voilà résumé le paradoxe du projet autobiographique de Perec : dire qu’il n’a pas de souvenirs d’enfance, et affirmer en même temps qu’il avait une enfance qu’il doit interroger. Ce sont là les contours et la trajectoire d’une autobiographie complexe que Perec se propose de composer. Dans ce cas de figure, se pencher sur l’enfance rompt avec le ton de la nostalgie, et aussi avec le modèle de la quête d’un paradis perdu. L’autobiographie perecquienne est le contraire de la chronique cohérente et continue de la période de l’enfance. « L’autobiographie classique, écrit Philippe Lejeune, ne convient qu’aux vies accomplies. A vie brisée, autobiographie oblique ».

La représentation classique du souvenir en tant qu’une immersion dans les méandres de la mémoire s’estompe dans l’expérience perecquienne et devient impossible. Il n’en reste que le souvenir qui se confond avec une écriture qui tourne autour d’une sorte de vide ou d’amnésie. Toutefois, la finalité de cette approche n’en demeure pas moins une recherche attentive des liens de filiation avec les géniteurs : « J‘écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et la trace en est l’écriture« (W p 59). Ainsi en affirmant, dès le chapitre II, qu’il n’a pas de souvenirs d’enfance (W p 13), Perec montre à quel point le souvenir sur lequel il se penche ne puise pas exclusivement sa source dans les méandres de la mémoire, mais semble être intimement conditionné par la recherche de nouvelles modalités d’écriture. Le texte examiné ici n’appartient à aucun genre des écritures du moi, ni mémoires, ni journal, ni chronique. W ou souvenir d’enfance propose un autre traitement de l’écriture autobiographique : « Le projet d’écrire mon histoire s’est formé en même temps que mon projet d’écrire « (W p 41). C’est pourquoi, l’une des motivations centrales de l’autobiographie, selon Ph Lejeune, est « d’explorer l’origine existentielle du projet d’écrire»[4].

Dans ce sens, écrire le souvenir ne vise guère à célébrer le passé, ni à en faire le procès, ni encore à comprendre ce qui s’y est passé. Le souvenir sert à autre chose : essayer de serrer au plus prés une réalité insoutenable, parce que face aux cauchemars de l’histoire, ce qu’un enfant aurait enregistré ou mémorisé relève de l’indicible. Mais qu’est-ce que l’indicible dans le registre perecquien ? « L’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée » (W p59). L’indicible donne donc le déclic à l’écriture et structure aussi la matière du texte. Le « Je » scripteur reste en dehors du centre, à la périphérie du vide qu’il interroge. C’est pourquoi, l’autobiographe n’écrit pas sous les allures d’un « Je » familier ou narcissique. Devant l’état de l’innommable, « l’écrire » moderne, comme l’a souligné R. Barthes, est devenu un verbe intransitif, « l’écrivain n’étant pas celui qui écrit quelque chose, mais qui écrit absolument »[5]. L’indicible ou l’innommable s’affirme donc comme consubstantiel à l’acte scriptal lui-même. Cela est d’autant plus vrai que dans l’œuvre de G. Perec le souvenir est souvent associé à un contexte où règne la contrainte au mutisme(W p172), à la dissimulation patronymique(W pp35, 52) et au gommage des repères identitaires. Les personnages avancent masqués, telles des silhouettes amorphes dans un théâtre d’ombres. Aussi, pour appréhender le monde de l’enfance où le souvenir se heurte au silence quasi-total de la mémoire, faut-il inventer une approche appropriée qui s’accommode des lacunes d’un réel déguisé ou encore d’une vision fragmentée et disloquée des souvenirs : « Ils (les souvenirs)sont comme cette écriture non liée, faite de lettres isolées incapables de se souder entre elles pour former un mot (…)ou comme ces dessins dissociés, disloqués , dont les éléments épars ne parvenaient presque jamais à se relier les uns aux autres« (W p93).

Ce qui importe donc dans la démarche perecquienne, c’est moins la matière du souvenir que les modalités de son écriture et le dispositif formel de son inscription. Ce type d’écriture » coïncide avec une volonté d’explorer la mémoire, non dans son contenu, mais plutôt dans son fonctionnement, dans son travail[6]. Autrement dit, le programme autobiographique correspond à un double effort : d’un côté, exhumer des souvenirs imprécis, fuyants ou ensevelis; de l’autre, fabriquer de toutes pièces des souvenirs destinés à être récoltés ultérieurement[7]. L’autobiographe s’efforce de retrouver les traces de son passé et d’assembler les éléments disséminés de son enfance. Pour ce faire, Perec a eu recours d’abord au procédé classique : recueillir les témoignages de proches parents, pour y puiser la preuve tangible de l’authenticité de son souvenir. Mais ces témoignages recueillis ne lui renvoient qu’une image incertaine et défaillante de sa mémoire. C’est pourquoi, et contrairement à l’autobiographie

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