Vivre sans passion.
Par Christopher • 11 Septembre 2018 • 2 086 Mots (9 Pages) • 633 Vues
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(1887) : "Partout où nous rencontrons une morale, nous rencontrons une évaluation et une hiérarchie des actions et des instincts humains [qui] sont toujours l’expression des besoins d’une communauté ou d’un troupeau. Ce qui leur convient est aussi la mesure supérieure pour la valeur de tous les individus. Par la morale, l’individu est instruit à être fonction du troupeau et à ne s’attribuer de la valeur qu’en tant que fonction. Les conditions pour le maintien d’une communauté ayant été très différentes d’une communauté à l’autre, il s’ensuivit des morales très différentes […]. La moralité, c’est l’instinct du troupeau dans l’individu" . Vivre sans passion pourrait faire parti de ces morales. La société nous inculque donc qu’il est préférable de suivre la raison que ses passions. Erasme dans L’Éloge de la folie en 1508 écrit "Ce qui distingue le fou du sage, c’est que le premier est guidé par les passions, le second par la raison " _ et en société, nous avons tout intérêt à être sage car vivre sans passion pour vivre avec raison nous permettrait d’être plus libre dans la société et de créer un vivre ensemble meilleur.
La cohabitation de la raison et des passions nous permetterait donc de mieux contrôler ses dernières. La raison est en effet indubitable, c’est en tout cas l’objectif visé par Descartes dans le Discours de la méthode. La connaissance devient alors libératrice car elle nous permet de contrecarrer nos passions dont l’origine est méconnue et de ne pas tomber dans l’excès de celles-ci. Par exemple une personne xénophobe, qui ne sait pas pourquoi elle éprouve de la haine ou de la peur, mais qui, grâce à un raisonnement fondé, réalise ses préjugés, se rend compte de l’absurdité de son comportement et peut devenir meilleure. La raison est donc utile aux passions puisque le changement de comportement de l’individu rendra la société meilleure. La raison permet une atteinte plus simple du bonheur en nous amenant à adopter un syllogisme pratique (Aristote), c’est à dire, l’exécution d’actions morales. Cette théorie de la raison comme nécessité au désir est explicitée par Spinoza dans Ethique (1677). La raison est donc une vertu qui tend à nous rendre plus libre et heureux.
Vivre sans passion cependant est une affirmation qui ne laisse pas de place à la cohabitation. L’expression impliquerait que la raison serait la clef d’une vie bonne. Il faut alors délimiter le champ d’action de la raison; le rêve utopique pouvant rapidement se transformer en dystopie. C’est d’ailleurs le cas dans le roman de Lois Lowry, Le passeur : la population est forcé à prendre des médicaments anésthésiant les passions afin d’agir de façon raisonné dans et pour la société. Cela passe même par la neutralisation des couleurs, les habitants ne peuvent voir qu’en gris pour ne pas être affecté par quoique se soit d’extérieur. Il y a donc un refoulement totale et reifiant de l’homme. Il ne faudrait donc pas que la raison deviennent une passion. C’est justement ce qui a été repproché à Kant par Constant. Il y a une différence à faire entre théorie et application. Reprenons l’exemple de Constant : un individu réfugié se cache clandestinement sous le toît de son ami quand les autorités frappent à la porte et demandent s’il est présent. Nous savons ici que des choses mauvaises vont arriver au réfugié. La raison rigoriste et formaliste kantienne cependant nous pousserait à faire "ce qui peut être érigé en valeur universel de la nature" et donc à "ne pas mentir". Or, serions nous-heureux de notre acte a posteriori ? Pourrions-nous faire abstraction de nos ressentiments et dénoncer froidement pour la morale, la raison ? Cela prouve aussi bien les limites de l’application stricte de la raison que la flexibilité de la morale.
Enfin, l’expression vivre sans passion est radicale. Elle oppose depuis un certain moment en effet la raison et la passion comme si la cohabitation des deux notions était impossible. Or nous pouvons très bien supposer que les passions sont la raison d’être de la raison et que la raison est la raison d’être de la passion. Rousseau considère par exemple que les passions naturelles comme l’amour de soi ou la pitié sont utiles à la raison. Il dénigre en revanche, pour revenir sur les limites de la raison, les passions ayant été perverties par une application délirante de cette dernière. Ainsi, l’amour de soi est une passion qui pervertie par la raison, devient l’amour propre. Il ne consiste plus à conserver l’individu qui le ressent mais bel et bien à vouloir dominer les autres ( Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755 ). Il n’y a donc pas d’opposition radicale ou d’antagonisme foncier entre la raison et la passions.
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Vivre sans passion est donc un sujet contreversant et controversé en raison de l’étendue significative du mot passion, qui peut s’incarner dans la passivité la souffrance et l’excès. Par l’importance de tous les phénomènes qu’elle couvre, la passivité se traduit comme l’une nos déterminations. Si certaines d’entre elles sont vitales et nécéssaires, d’autres nous font souffrir et sont un obstacle à notre bon discernement; d’où la naissance du concept de la vie sans passion. Vivre sans passion peut alors signifier de vivre sans être soumis à ses affects et c’est la raison qui s’impose à nous comme la solution de ce problème. Cependant la passion de la raison à ses propre limites. L’expression en outre est radicale, elle part du principe qu’il y a un antagonisme stricte entre passion et raison. Les notions semblent cependant découler l’une de l’autre puisque l’on retrouve dans la folie des similarités avec les excès de la raison et qu’ils sont tous les deux source de définition l’un de l’autre : "Comment distinguer la raison sans la folie ? " et vice versa. La devise "vivre sans passion" qui a certainement pour volonté de promouvoir l’image de l’homme libre, acteur,rationnelle et fort face aux forces extérieures, est donc foncièrement impossible à appliquer et se fonde elle-même sur l’ignorance, d’où toute ses contreverses. C’est un objectif qui énoncé tel quel ne peut et ne doit pas être atteint.
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