Marcel Gauchet : la joie d'apprendre
Par Plum05 • 9 Août 2017 • 1 524 Mots (7 Pages) • 595 Vues
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ce que les sociologues appellent pompeusement les « groupes de pairs ». La bande est une institution éducative fondamentale. Quoi qu’il en soit, pour savoir qu’Adidas est meilleur que Nike, il faut disposer d’un code culturel sophistiqué. Comme aiment à dire les pédagogues, « ils savent autre chose ». Ce ne sont pas des barbares. Tout cela dessine l’image inédite d’une société de la connaissance qui n’aime plus la connaissance. Il ne faut pas se tromper : l’école, c’est du sérieux, le destin social des individus s’y décide comme jamais. Mais cette société du savoir est une société totalement incapable de se comprendre, dans laquelle les individus sont en grande difficulté pour se situer dans le monde où ils se trouvent.
Vous décrivez une désinstitutionnalisation générale de l’autorité, des pères, des maîtres, des savoirs. Tout fout le camp ?
La désinstitutionnalisation n’est que la conséquence d’un phénomène plus fondamental, la détraditionalisation. Qu’est-ce qu’une institution ? Un ensemble de valeurs et de procédures qui est supposé porter la sédimentation d’un passé jugé généralement valable et à l’intérieur duquel il faut se couler. Or, dans un monde désaffecté où le passé est suspecté par principe, cette sédimentation institutionnelle est universellement sur la sellette et les institutions perdent leur autorité naturelle.
Résultat, l’élève n’est plus un citoyen en devenir mais un individu consommant ?
Il est surtout un être psychologique qui aspire à être bien dans sa tête et dans sa peau. La consommation n’est qu’un adjuvant.
Et pensez-vous que l’école encourage ce narcissisme ?
L’école, et c’est pour cela qu’elle est tellement valorisée par la démocratie, était le lieu où on apprenait à être en société d’une manière raisonnée, autrement dit on y faisait l’apprentissage de la contrainte, mais avec la perspective que tout ce qu’on allait acquérir pouvait être compris par la raison. On apprenait à maîtriser intellectuellement les choses pour participer de façon consciente à la vie de la collectivité. Or, aujourd’hui, le but n’est pas de vivre en société mais d’être soi-même. Certes, c’est à l’école qu’on apprend les règles de la vie en société. Au passage, si on veut réformer en pratique l’école, il faut commencer par la cour de récréation, où les gamins rencontrent la violence et le caïdat. Mais il s’agit avant tout de cultiver ses propres facultés. L’appropriation du collectif a cessé d’être l’horizon de l’école.
Faut-il dire adieu au vieil homme et éteindre les Lumières en partant ?
Nous sommes face à des problèmes nouveaux mais surmontables qu’il faut comprendre hors de toute nostalgie. Arrêtons de demander à l’école de résoudre par des moyens pédagogiques des problèmes qui la dépassent. Pour commencer, on peut établir en raison qu’il n’est pas vrai que l’humanité nous est donnée spontanément. Elle est à constituer. Ensuite, il faut repenser en quoi les savoirs sont nécessaires à l’humanisation. Enfin, sachons que nous n’obéirons plus jamais à la tradition. Seulement, quand on ne sait pas de quelle histoire on vient, on ne sait pas qui on est. C’est l’origine de l’énorme problème d’identité qui pèse sur les jeunes d’aujourd’hui. Pour la plupart d’entre eux, ce qui précède 1950 est un énorme trou noir avec des dinosaures, des nazis et des types qui battaient leur femme. Nous devons répondre à ce besoin d’inscription dans une histoire.
Qu’est-ce qui vous laisse penser qu’on pourrait se mobiliser autour d’objectifs aussi désintéressés ?
Personne ne peut durablement supporter de vivre dans une société à laquelle il ne comprend rien et sur laquelle il ne peut rien. Une société peut être confortable et invivable
1. « Conditions de l’éducation » (Stock, 260 pages, 19 E).
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