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Croire et détruire, Christian Ingrao

Par   •  28 Septembre 2018  •  2 943 Mots (12 Pages)  •  485 Vues

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Dans Croire et détruire, l’ambition d’Ingrao est de retracer l’expérience de cadres SS afin de comprendre en quoi leur vécu modèle leur système de représentation. La Grande guerre est alors vue comme une expérience matricielle, elle pose les racines de l’angoisse générationnelle marquant l’entre-deux-guerres. Le militantisme nazi étant une réaction culturelle au « monde d’ennemi » et le nazisme une réponse millénariste à la peur de la déchéance. L’auteur épluche les archives allemandes et les confrontant avec les travaux des historiens, en particulier ceux des fonctionnalistes allemands – qui considèrent pour le dire de manière très simpliste que la Shoah résulte en grande partie des circonstances politico-militaires -, afin d’essayer de « comprendre comment ces hommes firent pour croire et pour détruire ».

Dans la première partie, Christian Ingrao soutient l’idée que la ferveur nazie est antérieure à Hitler, et qu’elle marque toute une « jeunesse allemande » traumatiser par la guerre. Immergées dans la culture de guerre, les universités sont un terrain de socialisation politique où se façonne l’imaginaire des intellectuels SS. Loin de répondre aux clichés du nazi inculte, les intellectuels SS combinent « savoir et militantisme » pour construire le projet nazi qui ne peut être détaché de « l’ombre de la Grande guerre ». En effet, la défaite de 1918 est vécue comme une atteinte à l’intégrité allemande, d’où le renforcement de l’idée d’un « monde d’ennemi » cherchant à humilier et anéantir l’Allemagne. La guerre est donc l’expérience matricielle, le point de départ de l’imaginaire millénariste.

La notion de « culture de guerre » particulièrement approfondie par l’auteur, a été emprunté à Stéphane Audoin-Rouzeau – son directeur de thèse. Cette notion ne peut être comprise sans la replacer dans le contexte de l’après Première Guerre mondiale, soit l’expérience matricielle du système de représentation des intellectuels SS. Comme l’atteste la controverse autour des causes de la guerre[4], l’entrée en guerre est considérée comme un acte défensif par tous les camps, y compris l’Allemagne. En envahissant la Belgique – acte par lequel le Royaume-Uni justifie son entrée en guerre, l’idée étant de défendre le droit international – l’Allemagne prétendait briser la stratégie d’encerclement de l’entente. Si cette vision est contestable, il n’empêche que la stratégie allemande se déploie à l’encontre d’un « monde d’ennemi » portant atteinte à la Kultur.

En plus d’être défensive cette guerre est totale, le front comme l’arrière étant mobilisé. La sensibilisation des enfants, acteurs du front de l’intérieur, se fait grâce à un discours visant à les expliquer les motifs dans les institutions scolaires, ou à travers les jeux éducatifs. Un « corpus de preuve » est diffusé en Allemagne, le but étant d’accentuer l’image inhumaine de l’ennemi. Pour reprendre l’expression de G. Mosse, la violence est « trivialisée ». C’est justement ce qui fait de cette guerre une guerre totale, puisque la distinction entre militaires et civiles n’a plus lieu d’être. Alors que guerre classique opère une distinction entre l’intérieur et l’extérieur (Polemos, soit le conflit entre deux cités), la guerre moderne peut se définir comme « la continuation du politique par d’autres moyens ». Avec l’avènement de l’état moderne, on pourrait reprendre le concept de « l’étrange trinité » de Clausewitz pour expliquer la participation des civils dans le phénomène guerrier. En combinant trois éléments, le militaire, le politique et le social, la guerre n’est plus circonscrite au domaine stratégique. La guerre étant appréhendée comme une ordalie marquant le passage à une ère nouvelle, la mobilisation des esprits et des cœurs est une constante.

La culture de guerre est issue du traumatisme de la Grande guerre et est marquée du sceau de « l’angoisse eschatologique » : soit l’idée selon laquelle la civilisation allemande est menacée de disparition. Les futurs SS ont incorporé cette angoisse, ce qui a sans doute favorisé les escalades de la violence lors de la Seconde Guerre mondiale. Il faut garder à l’esprit que l’idée « d’inexorable déclin » est accentué par la situation politique et économique particulièrement agitée après la guerre. La défaite, suivie du diktat de Versailles, la crise économique, l’occupation d’une partie du territoire et la révolte spartakiste, ont été interprété comme les signes du déclin. D’autant plus que le bilan est lourd, 2 millions de soldats y ont laissé leur vie, ce qui plonge près de 18 millions de personnes dans le deuil[5].

La défaite est particulièrement mal vécue, c’est ce que l’auteur souligne en parlant du « silence des akademikers ». Si les récits de vie des intellectuels SS ont des points communs, l’un d’entre eux est « l’absence universelle d’évocation de la défaite allemande de 1918»[6]. Les allemands assimilent la défaite à un ensemble d’éléments, en 1918 ce n’est pas seulement la défaite militaire, mais c’est aussi la révolution communiste, l’invasion française ou encore les putschs séparatistes. L’occupation de la Rhénanie par les « ennemis héréditaires » est vécue comme une invasion alors même qu’elle se déroule après la guerre. Ce sentiment ne fait que s’accentuer par l’envoi des troupes coloniales qui sont perçues comme une menace à la survie de l’Allemagne en tant qu’entité biologique – d’où le règlement de comptes lors de la Seconde Guerre mondiale. « La défaite innommée, innommable, rend évidente la continuation des hostilités »[7]. L’intériorisation de cette « angoisse quasi apocalyptique » met en lumière la non-démobilisation des esprits. On se rend compte que G. Clémenceau avait parfaitement raison en affirmant que « Nous avons gagné la guerre (et que) maintenant il va falloir gagner la paix et ce sera peut-être plus difficile ». En effet, il a été difficile, voire impossible, de gagner la paix si on conçoit celle-ci comme l’absence de disposition avérée d’enclencher un conflit – soit la paix durable et perpétuelle de Kant. Dans l’imaginaire des akademikers, la paix n’est donc qu’une absence de guerre, ce qui nous place d’emblée dans la conception de guerre de trente ans d’Enzo Traverso. Ingrao réactualise la vision catastrophiste de l’entre-deux guerres en démontrant que « l’ombre de la Grande guerre » est omniprésente.

En mettant la question de l’imaginaire de guerre au centre de sa réflexion Ingrao dévoile un autre point important : le millénarisme

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