”Si tu fais des vers et que tu commences par des pensées, tu commences par de la prose” Valéry.
Par Junecooper • 25 Mai 2018 • 2 330 Mots (10 Pages) • 637 Vues
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Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.
Dans ces deux alexandrins liminaires, la volonté idéologique et religieuse est avérée. Mais ce qu’il convient de noter est l’apparition initiale de la métaphore qui organise l’épopée elle-même des Tragiques : la France est comme une mère nourricière déchirée entre ses deux enfants, les Catholiques et les Protestants. Cela lui permet par la suite de filer la métaphore, allant jusqu’au “sang” qui coule des “tétins” de la France “ensanglantée” par l’orgueil de son aîné, le parti Catholique. C’est bien une image qui permet non seulement à l’idée de s’imposer, mais surtout aux vers eux-mêmes.
Or, si Valéry est très clair sur le processus de création poétique, sur la phase d’inspiration, sur le “commencement”, il laisse entrevoir un espace de liberté au regard de la fin et de la finalité. A-t-on le droit de “finir” par “des pensées”? Le vers, affranchi de toute pesanteur idéologique, dans ses premiers pas, ne peut-il pas se faire porteur de sens arrivé à maturité? C’est ce que l’exemple du premier Rimbaud nous permet de démontrer. Lorsque ce dernier compose Venus Anadyomene, il n’est pas animé d’un dessein idéologique. Il vient de faire la rencontre des poètes parnassiens, Leconte de Lisle, Coppé, Banville et s’amuse à contrefaire leur poème, comme Mozart prenant prétexte à faire des variations sur un air de son temps. En virtuose, il joue avec le lieu commun poétique d’Aphrodite. Cependant, le sonnet, pour nous lecteurs de 2016, résonne comme un hymne à la permutation des valeurs, un hymne à la beauté dans la laideur, un hymne à la bohème, comme philosophie : le dernier vers “Belle hideusement d’un ulcère à l’anus” en faisant la démonstration.
Enfin, il convient de se poser la question : “qu’est ce faire des vers?”. Car, soyons honnêtes, qu’est ce qu’un vers sinon, le rythme, les sonorités et la syntaxe? Mais, au nom de quel principe, la prose serait-elle départie de ces attributs? La rhétorique n’en est-elle pas la reine maîtresse? Il reste alors au vers le gestlat, la forme, l’ordonnance des mots sur la page. Voilà ce qui ferait le vers. Et a contrario, voilà ce qui fait la prose… aussi. C’est ce que l’exemple de Salammbô de Gustave Flaubert nous permet de démontrer. Dans son roman historique, l’auteur de Madame Bovary a laissé “en blanc” des dizaines d’alexandrins. Il souhaite un roman qui frappe par des images fortes; et pour que les images parviennent à leur pleine puissance, seul le travail du rythme permet à Flaubert d’y parvenir.
en tout vingt mille soldats, la moitié de l’armée
Cet alexandrin est construit autour d’une césure à l’hémistiche, marquant l’égalité, la mesure, la moitié d’une armée. Mais les allitérations en [m] (“moitié”, “mille”, “armée”) créent également un effet de vertige, qui démultiplie le nombre des Mercenaires. Le vers n’a donc pas l’apanage de ses propres attributs, puisqu’il peut se “fondre” dans la prose sans le Gestalt, sans sa “mise en page”. La hiérarchie valéryenne “vers/forme - prose/fond” semble se dissoudre au profit d’un nouvel agencement qui tiendrait à un pur travail d’esthétique de lettres sur une page blanche.
Dans un ultime mouvement, il convient de prendre des distances tout à fait nettes avec notre thèse initiale : le versificateur, dans l’élaboration de ses vers, peut recourir à ses “pensées”. Il faut alors entendre l’expression “faire des vers” dans son acception générale de travail poétique, selon l’étymologie de “poïeïne” (l’activité créatrice, le faire poétique).
En effet, le poète ne peut se soustraire à ses pensées, conçues comme production de l’activité cérébrale et comprenant aussi bien les émotions, les sentiments que des états d’âme. C’est d’ailleurs bien souvent par elles que le poème prendra forme. C’est ce que l’exemple du poème de Victor Hugo “Demain, dès l’aube”, tiré des Contemplations, nous permet de démontrer.
Demain dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai, vois-tu. Je sais que tu m’attends.
(…) Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit.
Nous sommes quelques années après la mort tragique de la fille du poète, Léopoldine. Victor Hugo à jamais meurtri par cette inconsolable perte, met en vers sa souffrance. Et c’est bien à partir de ses “pensées” (vers 5 du poème) qu’il compose son texte. Nous touchons alors à l’essence du lyrisme en poésie : le poème permet de dire l’indicible que nous tenons caché en nous. C’est pour s’affranchir d’un deuil douloureux qu’Hugo compose. D’ailleurs, depuis Aristote, la “poésie” est passée d’un sens large (épopée, tragédie et comédie) pour ne désigner qu’une création plus restreinte : la poésie lyrique.
Or, “les pensées” peuvent très bien être imposées du “dehors” et ne pas venir nécessairement de la subjectivité du poète. Le versificateur se voit alors contraint de “commencer” par “les circonstances”, compagnon de son activité rationnelle. C’est ce que l’exemple de “L’Ode au Roi” de Jean de La Fontaine nous permet d’illustrer. Der dernier en 1662 prend la défense de son ami - et protecteur - Nicolas Fouquet, le surintendant des Finances de Louis XIV, qui vient d’être condamné à la prison. Ainsi La Fontaine après s’être livré à des poésies de circonstances pour célébrer les grandeurs du château qu’est en train de se faire construire Fouquet à Vaux (“Le Songe de Vaux”) met-il au service de son mécène sa plume pour le sauver d’un injuste sort.
Prince qui fais nos destinées,
Digne monarque des François,
Qui du Rhin jusqu’aux Pyrénées
Portes la crainte de tes lois,
Le début de son ode est à cet égard éclairant : le poème trouve son “principe” (début et essence) dans le “Prince”; les vers qui le suivent ne sont qu’appositions à ce premier substantif générateur de la parole versifiée. C’est d’ailleurs la fonction initiale du poème : célébrer les grands moments de l’existence humaine, des naissances
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