Commentaire, les charniers, Guillevic
Par Orhan • 13 Octobre 2018 • 2 980 Mots (12 Pages) • 1 087 Vues
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Malgré cette description sèche et brève, notre guide nous entraine tout de même à le suivre jusqu’au bout de cette visite. Nous découvrons quelques restes des corps et plus spécialement des pieds, une jambe… Mais est-ce une simple description ou n’est-ce pas au contraire une poésie engagée qui délivre tout de même un message ?
II Une poésie engagée.
A Une argumentation indirecte
Nous savons que le ton du poète-guide n’est pas forcément neutre. Les premiers mots pour qualifier le charnier annonce un humour grinçant. La litote « pas plus de cent » (v3) qui consiste à dire moins pour faire entendre davantage. Le poète sait très bien que dans les charniers nazis, il y avait des centaines et des centaines de prisonniers entassés. Rien qu’à Bergen Belsen, on a retrouvé dans les charniers plus de 70 000 personnes. Les lecteurs, eux-mêmes ont pu voir ces photos. Ce vers est un levier pour que les images reviennent et qu’elles interpellent le lecteur. Cet octosyllabe « Pas plus de cent, mais bien en tas » (v3), ce rythme binaire rappelle cette machine infernale nazie bien huilée, bien structurée, rythmée à tuer d’une façon industrielle l’humanité. Il y a dans ce vers bien peu de mots mais pourtant il recèle toute une histoire, une multitude d’images sur l’enfer qu’a pu être les camps de concentration et leurs charniers pour se débarrasser de tous ces corps. Il est à noter que le titre du poème est le mot charnier au pluriel. De plus il emploie l’article défini pour présenter les charniers. Ce ne sont pas n’importe lesquels, ce sont ceux de cette guerre sinistre et impensable. Ensuite dès le début du poème il parle d’un seul charnier comme s’il désirait faire une mise au point, un focus sur un en particulier.
Les blancs ne sont pas en dehors du langage mais au contraire font partie intégrante du discours poétique. Ces blancs permettent de mettre en valeur chaque fin des strophes « Avec des pieds à travers tout. » (v5), « Les regards ont coulé sans doute. » (v7), « Préféraient des fleurs » (v9), etc. Par cette manière d’écrire le poète espère que le lecteur, par ces silences, recevra chaque vers et qu’il prendra le temps de méditer dessus ! Cela laisse une place à l’indicible, à la vie intérieure, au silence. Le silence n’est-il pas aussi le moyen d’honorer les morts.
L’auteur ne désire pas faire une argumentation directe où il interpellerait le lecteur pour dénoncer les atrocités nazies. Non il préfère la technique photographique où simplement le vers présente une image mise à nue, sans artifice et sans protéger la sensibilité du lecteur. Celui-ci prend de pleine face ces images horribles : « cette masse » (v28), « bien en tas » (v3), « Légèrement en l’air et hardie/une jambe » (v11-12). Il veut que le lecteur n’ait pas le moyen de détourner son regard. Il ne désire pas que trop de mots viennent cacher l’essentiel : la vérité, simplement la vérité !
B l’ironie, la dérision : une arme contre l’indicible
Comme nous l’avons vu ce guide–poète n’est pas véritablement neutre. Mais pour lui c’est le récit qui est chargé de mettre en scène des idées et des valeurs. Ce n’est pas un hasard s’il a choisi de ne présenter qu’une jambe d’une jeune femme jeune. Il sait qu’il peut toucher ainsi son auditoire : la femme symbole d’amour, de vie, d’avenir, de maternité, de complicité avec l’homme. Pendant la guerre de nombreuses personnes ont perdu leurs compagnes, leur compagnon. Aussi ce contraste entre la beauté et la mort (la beauté et l’horreur) ne peut que révulser le lecteur. Il joue sur de nombreux contrastes dans ce poème : « une vraie » (v17) et « jeune- et rien » (v19), « les fleurs » (v1) et « le charnier » (v2). Ce jeu de contrastes permet de secouer le lecteur et de souligner cette inimaginable vérité ! Comment concevoir une telle réalité ! Comme le clair obscure, le blanc souligne les zones sombres et inversement. L’horreur est identifiable à côté de ces victimes innocentes qui mettent en avant la barbarie de ces actes.
L’ironie est aussi une arme qui a souvent servi les auteurs. Nous avons déjà vu le vers 3 « Pas plus de cent, mais bien en tas » qui simule les propos d’un nazi en pleine exécution de la solution finale ! Toujours avec ce même humour cynique « Encore s’ils devenaient aussitôt/Des squelettes/Aussi nets et dur /Que de vrais squelettes » (v24 à 27). S’ils pouvaient mourir proprement ! Sans être ce tas immonde « pas cette masse avec de la boue. » ((v28-29) Les allitérations en [k] et les dentales en [d] et en [t] évoquent la dureté des oppresseurs, aussi bien dans le langage que dans les actes.
Il suggère, plus qu’il ne dit. « Le sexe est dit par les souliers » (v6), on comprend que les corps sont tellement abimés, mangés par la mort que pour identifier le genre de la personne, on est obligé de passer par les vêtements, les chaussures. Cela rappelle aussi la multitude d’habits et de chaussures collectés, retrouvés dans les camps. La synecdoque restrictive, on ne nous présente qu’une jambe pour nous parler de la femme. Par contre l’auteur qualifie cette jambe de « hardie » c’est-à-dire que cette femme était courageuse devant l’adversité. On peut imaginer aisément qu’elle ait pu faire partie de la Résistance.
C L’implication de l’auteur de façon plus directe.
Il finit pourtant par interpeler le lecteur. Bien qu’il s’inclue dans son questionnement (emploi du pronom personnel 1ère personne du pluriel), il nous pose tout de même la question : « Lequel de nous voudrait/Se coucher parmi eux » (v30-31) « Une heure, une heure ou deux, /Simplement pour l’hommage. » (v32-33) C’est une question rhétorique, il n’attend pas de réponse, d’ailleurs il n’a pas mis de point d’interrogation. C’est un hommage ultime auquel personne n’osera se livrer. Pourtant c’est la seule chose que l’on pourrait encore faire pour honorer ces victimes. Par ce questionnement il interpelle chacun d’entre nous.
Les questions suivantes ont, elles, le point d’interrogation, ces questions demandent véritablement une réponse. « Où est la plaie/ qui fait réponse ? » (v34-35). Le vers 34 est répété trois fois. Ce refrain « Où est la plaie » (v34-36-38) raisonne par sa répétition et ressemble à une obsession. La réponse attendue est vengeance : que les bourreaux subissent à leur tour ! Tous ceux qui ont subi cette guerre ont gardé une plaie qui risque de ne jamais se refermer. «
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