La justice est-elle une nécessité sociale ou bien une exigence idéale ?
Par Andrea • 9 Novembre 2018 • 3 565 Mots (15 Pages) • 578 Vues
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C.L’imagination du peuple fait croire à une légitimité de la hiérarchie sociale
Selon Steinbeck, l’incompréhension est la première condition de la continuation de cet état de fait, comme le dit « brutalement » Tom au gros homme lui servant de l’essence : « Vous ne vous demandez rien, vous vous contentez de chanter une espèce de rengaine. « Où allons-nous ? » « Vous ne voulez pas le savoir. » (RC, 178)
Malheureusement pour lui, cette condamnation sévère de l’imprévoyance s’applique aussi aux Joad. Eux sont en effet motivés par les rêves d’abondante nourriture. Leurs désirs sont d’autant plus impétueux que leurs propres forces les abandonnent, comme dans le cas du Grand-Père qui, peu avant de mourir, se grise de rêveries de mangeaille situées dans une Californie transformée en pays de cocagne. Sa mort viendra mettre un terme à son rêve. Pour les autres membres de la famille, l’image des rêves demeure comme un talisman : « Il tira son porte-monnaie de sa poche et en sortit un prospectus orange qu’il déplia. On pouvait y lire en lettres noires : On embauche pour la cueillette des pois en Californie. Gros salaires en toutes saisons. On demande 800 journaliers. » (RC, 206) Le récit du malheureux revenant de Californie et qui a vu ses propres enfants mourir de faim devrait briser ce rêve. Mais l’imagination sera, contre toute rationalité, la plus forte. On imagine que le prospectus est fiable : « Qu’est-ce que vous venez nous chanter ? J’ai un prospectus qui dit que les salaires sont élevés et y a pas longtemps j’ai lu dans le journal qu’on avait besoin de gens pour ramasser des fruits. » (RC, 263-264). Le texte porteur de l’autorité de l’imprimerie, les rêveries, porteuses des attentes familiales, sont donc plus forts que le récit d’une tragédie personnelle. La tragédie sociale reste longtemps incommunicable. Chacun oppose à la victime un refus de la reprise pour soi d’un destin insensé. Car il est difficile de transformer un désastre intime en une exigence de nouvel ordre social. Vient pourtant un moment où l’on devient victime à son tour, et où l’ordre de l’écrit imprimé auquel on croyait jusqu’alors manifeste désormais sa fausseté : c’est le cas avec le journal lu par l’honnête fermier Thomas « la nuit dernière, un groupe de jeunes gens, exaspérés par les menées des semeurs de désordre, brûlèrent les tentes d’un camp de saisonniers de la région et intimèrent l’ordre aux agitateurs extrémistes d’avoir à quitter le comté. » (RC, 413-414)
II. Mais l’appel à une justice authentique est aussi, inversement, une exigence idéale contestant cette nécessité sociale
Il n’est pas indispensable, pour nuancer ce qui a été dit plus haut dans notre première partie, de faire appel à une notion de la justice survenant dans l’esprit humain de façon totalement transcendante. Il est préférable, au contraire, d’approfondir la démarche sociologique déjà adoptée pour en souligner les insuffisances, et la compléter de façon harmonieuse en définissant la spécificité sociale de la revendication d’une justice idéale. Aucune société n’est monolithique et absolument unifiée. Aucune n’est parfaitement harmonieuse. La justice sera donc revendiquée comme une exigence inassouvie lorsque les attentes cocialement exigées comme idéal collectif ne se trouvent pas réalisées matériellement.
A. L’écart entre la réalité présente et l’attente de justice est vécu comme une trahison
Les décisions judiciaires ne sont pas toujours conformes aux normes idéales revendiquées par les institutions auxquelles elles appartiennent. La justice établie et instituée par les pouvoirs n’est pas toujours satisfaisante. Ces remarques sont des évidences. Mais où se trouve la norme idéale qui sert ainsi à dénoncer les insuffisances de l’état de fait présent ?
Dans un premier temps, au moins, il s’agit de la honte ou de la révolte, c’est-à-dire d’une émotion plus que d’une réflexion. Steinbeck montre des hommes humbles portés par une exigence plus vaste qu’eux. C’est d’abord le cas du pasteur démissionnaire, Casy, trop faible pour être fidèle à ses propres sermons contre la chair, mais qui a au moins l’honnêteté de dénoncer sa propre hypocrisie passée : en ce sens, l’exigence de moralité qu’il attendait de ses ouailles est maintenue, mais dans un combat personnel et intérieur. La figure de Casy semble donc illustrer le célèbre fragment de Pascal : « C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. » (L 114, LG 106)
B. La vraie justice portée par la parole révoltée au nom d’une évidence de la raison et du sens moral contre l’ordre présent
Les paysans de Steinbeck voient l’injustice présente et la justice idéale de façon tout à fait claire : « Y a là quelque chose de mauvais qu’a été fait par les hommes et faudra bien que ça change, nom de Dieu. » (RC, 58) Avec la constitution de propriétés gigantesques qu’un homme ne peut pas voir ou dans lesquelles il ne peut se promener, il s’agit d’une inversion de l’ordre naturel : « C’est la propriété qu’est l’homme, elle est plus forte que lui. Et il est petit au lieu d’être grand. Il n’y a que sa propriété qui est grande. » (RC p. 56) De même qu’il y a une vraie propriété, ou une propriété naturelle pour Steinbeck, il y a une vraie religion pour Pascal, qui s’oppose à la violence et à la contrainte. Dénonçant alors les conversions forcées, Pascal s’oppose même sur ce sujet à saint Augustin, qui est pourtant son maître en théologie : « La conduite de Dieu, qui dispose toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons et dans le coeur par la grâce ; mais de la vouloir mettre dans l’esprit et dans le coeur par les la forces et par les menaces, ce n’est pas y mettre la religion, mais la terreur. » (Pascal, L 172, LG 161)
C. Les normes idéales de justice se contredisent cependant souvent dans l’esprit humain
Il était évidemment plus facile d’obtenir la garantie de la justice lorsque celle-ci était comprise de la même façon par tous. Mais ce n’est plus le cas maintenant, se lamente le choeur au début des Choéphores : « Invincible, indomptable,irrésistible respect, tu pénétrais jadis l’oreille et la pensée du peuple ; Aujourd’hui tu as disparu. » (C, 54-56) La référence humaine à une norme idéale de la justice n’est
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