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Notre pensée est-elle prisonnière de la langue que nous parlons ?

Par   •  11 Avril 2018  •  2 101 Mots (9 Pages)  •  1 330 Vues

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travail de réflexion ou d’analyse mené sur la langue que nous parlons, et s’engager dans une activité d’un autre ordre. C’est ce que montre Gaston Bachelard lorsqu’il examine, dans La Formation de l’esprit scientifique, les conditions qui permettent à la pensée scientifique de surmonter les obstacles, en partie « verbaux », qui l’entravent dans son progrès. L’un de ces « obstacles épistémologiques », comme les appelle Bachelard, est l’obstacle « substantialiste », qui nous fait concevoir les phénomènes physiques comme l’expression de propriétés qui seraient inhérentes aux corps qui les possèdent à la manière dont un adjectif est attribuable à un substantif et nous empêche ainsi de reconnaître que la plupart des propriétés ne sont pas des qualités absolues, mais des relations.

À cet obstacle contribue, au moins pour une part, la structure de la langue que nous parlons. Mais l’existence même d’une pensée scientifique, dont l’histoire montre qu’elle est effectivement capable de rompre avec une pensée spontanée étroitement dépendante des langues naturelles que nous parlons, déplace le problème : il ne s’agit plus tant de savoir si notre pensée est capable de s’affranchir des limites que lui impose la langue (la science montre par le fait qu’elle en est capable), que de savoir comment elle en est capable. Un élément d’explication pourrait être le fait que la connaissance objective que vise à produire la pensée scientifique n’est pas, comme le souligne Bachelard, objective au sens où elle viserait à mieux connaître un objet préalablement donné dans l’expérience sensible (expérience dont on peut penser qu’elle n’est jamais pure, mais est, en tant que perception d’objets, inséparable de la langue que nous parlons), mais bien au sens où elle construit son objet, et se constitue en opérant une rupture avec la connaissance ordinaire.

Il faut donc conclure, semble-t-il, que seule est prisonnière de la langue que nous parlons cette pensée irréfléchie et préscientifique qu’est une opinion, c’est-à-dire une « pensée » constamment rectifiée par la science, pensée qui pense mal, par conséquent, et qui pense mal parce qu’au fond elle ne pense pas, au sens actif et fort du verbe penser, au sens ou penser est un travail et une action. Seuls nos préjugés (ces jugements qui précèdent toute réflexion, jugements que nous ne formons pas, par conséquent, et qui ne sont ainsi pas proprement des jugements, si l’on entend par là l’acte de juger) seraient alors prisonniers de la langue, et non nos véritables pensées. Est-ce à dire qu’il faut, pour penser vraiment, rompre, autant que possible, avec l’usage des langues naturelles, comme il faut rompre avec l’opinion et les préjugés ? Faut-il substituer à cet usage celui de langages techniques que construirait notre pensée comme elle construit son objet ?

Mais est-ce possible ? Il faudrait pour cela soit renoncer à parler de la science pour en laisser la pensée se manifester dans sa pureté, à travers le formalisme mathématique qui lui est propre (mais ce serait renon- cer à enseigner la science, et par conséquent à la comprendre, s’il est vrai qu’on ne comprend bien que ce qu’on est capable d’enseigner), soit réaliser le vieux rêve d’une langue universelle qui nous ferait échap- per à la confusion des langues naturelles, mais comment réaliser un tel rêve, puisque, comme le fait remar- quer Descartes, une telle langue universelle, supposant pour être constituée, l’achèvement de la science, ne pourrait servir au progrès de la science vers ce même achèvement, de sorte qu’il ne faut pas espérer « la voir jamais en usage », et qu’une telle langue ne pourrait pas, à plus forte raison, être l’instru- ment d’une pensée scientifique qui se définit comme une pensée qui ne cesse de se rectifier dans sa démarche expérimentale.

D’autre part, à supposer qu’une rupture avec les langues naturelles soit possible, serait-elle souhaita- ble ? Devons-nous renoncer à habiter notre langue et tenter de dissoudre le lien qui nous unit à elle et, à travers elle, au monde de notre expérience quotidienne ? N’est-il pas nécessaire au contraire de préserver un tel lien, à la fois parce que notre rapport au monde ne saurait se réduire au type de rapport que le savoir scientifique institue avec son objet (nos rapports à autrui et la vie éthique, par exemple, ne sauraient se penser sur un tel modèle), et parce que ce savoir lui-même perdrait sans doute toute signification à nos yeux si le lien qui l’unit au sol d’expériences vécues associées à la formation et à l’histoire des langues naturelles était complètement défait.

Enfin, une rupture avec les langues naturelles est-elle nécessaire à la rupture avec l’opinion et les préjugés ? On peut en douter. D’abord parce que la science n’est pas la seule alternative au règne de l’opinion. Parler en effet, si du moins on ne parle pas pour ne rien dire, c’est toujours s’adresser à quelqu’un et s’exposer à une réponse, de sorte que parler, c’est toujours dialoguer, sortir du monologue de l’opinion pour soumettre sa propre pensée à un examen critique, ou au travail infini de l’interpré- tation. De ce point de vue, l’appartenant nécessaire de tout énoncé à une langue, c’est-à-dire au fond à un monde, loin de faire obstacle à cet infini de l’interprétation, en est au contraire la condition de possibilité. C’est la finitude même de la langue qui en fait l’ouverture infinie et l’empêche d’être une prison pour la pensée. D’autre part, et pour en revenir à la pensée scientifique, non seulement elle ne peut, comme nous l’avons vu, entièrement se passer de l’usage d’une langue naturelle, mais sa vérité ne s’éprouvant que dans le processus infini de rectification des préjugés et des erreurs premières, ses obstacles deviennent, finalement, ses conditions de possibilité.

Ainsi la langue, loin d’être une prison pour la pensée, est au contraire ce qui la rend capable d’échapper à la clôture de l’opinion et du préjugé, que ce soit dans l’usage ordinaire que nous en faisons lorsque nous dialoguons véritablement, ou dans le processus infini de rectification qu’elle rend possible dans la science. Mais c’est que la langue doit être conçue, non pas tant en elle-même, comme simple système de signes, mais comme ce qui ouvre la possibilité d’une pratique et qui, dans sa finitude même, rend possible l’infini de la parole et

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