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Toute vérité est-elle scientifique ?

Par   •  8 Septembre 2018  •  2 470 Mots (10 Pages)  •  573 Vues

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dans le travail et dans le risque de la science9, de sorte qu’il redevient possible de dire, mais en un sens radicalement différent de celui que nous avions retenu pour commencer, que toute vérité est scientifique : c’est dire qu’il n’y a pas de vérité première, mais que le vrai s’inscrit toujours dans un processus d’infinie rectification.

Faut-il cependant réduire la vérité à la figure qu’elle prend ainsi dans la pensée scientifique ? Ce serait présupposer que la vérité n’a de sens que dans la mesure où elle est capable d’objectivation et que la vérité n’existe que dans la pensée discursive. Commençons par ce dernier point. Si la vérité a pu sembler inséparable de la pensée scientifique, c’est à la fois parce que la science est le lieu où se manifeste le mieux le travail de la pensée, et que la vérité elle-même est conçue, quant à sa forme, comme inséparable de ce même travail de la pensée. La vérité n’est-elle donc que dans la pensée ? Mais si la vérité, bien qu’étant dans la pensée10, doit se définir par sa conformité avec la réalité, il faut bien qu’elle s’y mesure : « ce n’est pas, note Aristote, parce que nous jugeons avec vérité que tu es blanc que toi, tu es blanc ; mais c’est parce que toi, tu es blanc, que nous, en disant cela, nous sommes dans le vrai11 ». Pour que notre jugement puisse être reconnu vrai ou faux, par conséquent, il faut bien que la réalité puisse nous être donnée dans une expérience. La vérité du jugement présuppose donc une vérité antérieure au jugement, la vérité de la perception sensible12. Husserl a tenté de montrer, plus généralement, que toutes les « idéalisations » de la science physico-mathématique se fondaient sur une telle expérience de la vérité antérieure au jugement : sur une vérité « antéprédicative13 ». Mais cette expérience de la vérité qui précède la constitution de la connaissance scientifique n’est pas seulement une vérité qui, rendant simplement la science possible, serait destinée à être comprise et dépassée par elle. Elle peut aussi constituer une forme de vérité irréductible à la vérité scientifique. Ainsi, l’expérience que l’on a de soi et de ses sentiments, expérience en laquelle, loin d’être en notre corps « comme un pilote en son navire14 », nous sentons que nous ne faisons qu’un avec lui, présente un caractère d’évidence et de vérité propre, irréductible à la vérité scientifique. Comme l’a montré Descartes, la connaissance parfaitement claire de l’union que nous formons avec notre corps ne nous est donnée que lorsque, nous abstenant de philosopher, nous nous contentons de vivre et de sentir que nous vivons15. C’est une connaissance d’un autre ordre que celle que nous procure l’exercice de la raison et de la science. Quand nous méditons, en effet, nous saisissons avec la plus grande clarté la distinction de l’âme et du corps, mais c’est l’union de l’âme et du corps qui nous devient alors inintelligible. Il y a là deux ordres de vérités qui ne s’opposent pas, mais que nous ne pouvons tout simplement pas concevoir en même temps, ou encore deux expériences de la vérité complémentaires et irréductibles.

Mais ce n’est pas seulement dans l’immédiateté de l’expérience sensible que l’on pourrait trouver une forme de vérité spécifiquement différente de la vérité scientifique. Si l’on renonce à réduire la vérité au domaine de ce qui est objectivable, la science n’est pas la seule activité susceptible de comporter une dimension de vérité. Ainsi, Aristote, dans le Livre VI de l’Ethique à Nicomaque16, distingue cinq modes de manifestation de la vérité, associés à cinq « vertus » de la pensée : l’art, la prudence, la science, la sagesse et la raison intuitive. À la science se rattache la « raison intuitive », capacité de saisir les

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principes de la science, fondements non démontrables (et ainsi non proprement « scientifiques »...) de toute démonstration et la sagesse, qui en est l’achèvement. Restent l’art et la prudence, permettant de définir deux figures de la vérité qui ne se laissent pas réduire à la vérité scientifique. La prudence, tout d’abord, définit le mode d’accès à la vérité propre au domaine de l’éthique. Il s’agit de savoir ce que nous avons à faire, dans telle ou telle situation, ce qu’il est juste que nous fassions. Aucune formule générale ne peut nous le prescrire. Seule l’expérience, et la transformation qu’opère sur nous la pratique des « vertus » (le courage, la justice...) peut nous faire comprendre, dans la singularité imprévisible d’une situation, ce que nous devons faire et que nous le devons. Une telle vérité « pratique » (et non théorique) est au moins autant une vérité éclairée par la pratique, et inséparable de l’expérience, qu’une connaissance éclairant l’action, et, en tout cas, une vérité impossible à objectiver et à dissocier de celui qui la possède. On retrouve un tel rapport à la vérité dans le domaine de l’art. L’expérience de l’art n’est pas celle de la simple application d’un savoir ou d’une expérience préalables (où il suffirait de savoir ce qu’il faut faire ou ce qu’on veut faire pour savoir le faire), mais une activité qui métamorphose celui qui l’effectue. « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait », écrit Montaigne17. De sorte que si l’art rend possible une forme spécifique de connaissance, ce n’est pas une connaissance objectivable et communicable à la manière d’une connaissance scientifique, mais une connaissance qui suppose, pour y prendre part, une aptitude à être affecté et à voir son regard transformé par une œuvre qui peut ainsi « rendre visible » (Klee) ce qui ne le serait pas sans elle.

À la double tentative, également réductrice, de refuser toute possibilité d’accès à la vérité par la science (soit parce qu’elle « ne pense pas », soit parce que le simple travail de la pensée n’est pas encore la vérité) et de ne définir la vérité que par elle, il faut donc répondre, d’une part, qu’il y a une façon, propre à la science, d’« être dans le vrai », qui ne se réduit pas à la certitude d’une possession de la vérité, et d’autre part, qu’il y a d’autres expériences de la vérité, peut être incommensurables, que celle à laquelle la démarche objectivante de la pensée scientifique nous donne accès.

1. Hegel, préface de la Phénoménologie de l’esprit (1807), « Folio », Gallimard, 1993, t. I, p. 23.

2. C’est en ce sens que l’entend Hegel dans la formule citée précédemment. Examinant, par exemple, la « certitude

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