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Camus - La Peste - Lecture Analytique - La Mort d'Orphée

Par   •  13 Septembre 2018  •  3 774 Mots (16 Pages)  •  586 Vues

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supporter du fait qu’elle est partagée par d’autres - « cette conscience singulière » évoquée à la ligne 2. Cottard s’adonne probablement au marché noir et profite financièrement de la situation ; il a donc de l’argent, ce qui lui permet d’inviter Tarrou (l.7) « aux places les plus chères » (l.17), comme un « parvenu » satisfait d’atteindre un emplacement social supérieur que la vie normale ne lui aurait pas permis. Le récit de Tarrou est donc reformulé à la 3ème personne : « Ils étaient allés » (l.6)

Ce « mini-récit » fonctionne efficacement, grâce à l’emploi des outils propres à la narratologie, et en premier lieu grâce aux temps verbaux qui permettent de situer les actions les unes par rapport aux autres. L’histoire est racontée au passé simple (pour les actions de premier plan, celles qui se jouent « à l’avant-scène » de l’action – par exemple « Orphée se plaignit avec facilité », l.28-29) et à l’imparfait (pour les actions d’arrière plan, non bornées dans le temps, celles qui expriment une habitude par exemple : « depuis des mois, chaque vendredi, notre théâtre municipal retentissait », l.13 ; « notre théâtre continuait de connaître », l.15) L’usage du plus-que-parfait, propre au retour en arrière dans un récit lui-même au passé, permet d’évoquer des actions antérieures plus ou moins éloignées dans le temps : plusieurs mois auparavant (« une troupe qui était venue [...] s’était vue contrainte », l.8 et 10), quelques temps avant la représentation (« Cottard avait invité Tarrou », l.7), juste avant (« Ils étaient allés à l’Opéra », l.6),ou, au cours de l’action, un instant auparavant (« s’étaient seulement levés », l.60-61). Le temps dominant est d’abord l’imparfait : les spectateurs s’installent et le récit prend le temps de mettre en place les éléments de l’action. Dès que la représentation commence, c’est le passé simple qui est employé majoritairement et les événements vont se succéder, jusqu’au retour à une situation finale stable, exprimée à l’aide d’un retour à l’imparfait : « Cottard et Tarrou [...] restaient seuls » (l.61).

Ainsi le récit fonctionne selon un rythme bien étudié, et qui se caractérise par une montée en tension progressive. Après un préambule (l’installation des spectateurs), les connecteurs temporels font référence aux scansions de la pièce représentée : « Pendant tout le premier acte » (l.28) (situation normale), « deuxième acte » (l.32-33) (indices d’une perturbation inhabituelle), « au troisième acte » (l.39-40) (catastrophe : la pièce a atteint l’akmé, le sommet de la tension tragique), après quoi le texte finit sur une conclusion sous la forme d’une image fixe. Le récit fonctionne à l’image du « mouvement » musical tragique, avec une montée en tension, sonore tout d’abord : « les musiciens accordaient discrètement leurs instruments » (l.22) ; « le léger brouhaha d’une conversation » (l.24-25) ; 1er acte : « la salle réagit avec une chaleur discrète » (l.31) ; 2e acte : « tremblements » (l.33) dans la voie du chanteur ; 3e acte : « rumeur venue du parterre » (l.44) ; « l’orchestre se tut » (l.51), « le chuchotement devint exclamation » (l.58), « en criant » (l.60). La gradation dans les indications sonores manifeste cette amplification dramatique de l’épisode raconté. Les indications de mouvements fonctionnent selon le même principe : Après s’être installé, le public est immobile ; mais, au 3ème acte, « une certaine surprise cour[t] dans la salle » sous la forme d’un « mouvement du public » (l.41-43), le chanteur tombe, « les gens du parterre se levèrent et commencèrent lentement à évacuer la salle » (l.52), « le mouvement se précipita » (l.58), « la foule afflua vers les sorties et s’y pressa » (l.59). Évacuation lente, accélération, bousculade : la panique qui saisit les spectateurs finit par vaincre leurs velléités de faire bonne figure.

Ce récit, donc, a une unité dramatique véritable. A l’image du roman dans son ensemble, que l’on peut comparer à une tragédie en cinq actes, il fonctionne selon un crescendo particulier, pour aboutir à une situation finale sombre, formulée ici sous la forme d’un constat non-verbal (là où le verbe se tait parce que plus rien n’agit), qui accentue sa radicalité, sa sévérité.

Cette sévérité du constat, l’ensemble du texte la prépare. La distance avec laquelle les événements sont racontés font de cet épisode une critique du comportement social des habitants.

Cottard et Tarrou sont mis en position d’observateurs, dominant le parterre, et le regard de Tarrou (puisque c’est censément lui l’auteur du récit d’origine) se fait sociologique – mais ironique. Le passage peut être lu comme une véritable critique sociale. Le spectacle réunit « les plus élégants de nos concitoyens. » (l.18-19) Or, l’opéra est connoté comme la pratique culturelle d’une catégorie sociale aisée. Les expressions d’un niveau de langage soutenu expriment des attitudes codifiées propres à des habitués de ce genre de divertissement : « connaître les faveurs du public » (l.15), « une conversation de bon ton » (l.25) , « La salle réagit avec une chaleur discrète. » (l.31). Ce sont des amateurs qui savent « goûter » l’esthétique lyrique et théâtrale, des gens « avisés » (l.36) qui interprètent « comme un effet de stylisation » (l.37) ce qui – ironie tragique, ou ironie tout court – n’est que saccades d’un moribond. Ces amateurs savent quels sont les grands airs de la pièce (« le grand duo d’Orphée et d’Eurydice au troisième acte », l.39) (mais s’ils viennent chaque semaine voir la même pièce, cette attente du grand air est d’autant plus désuète). On se tient bien en société, et la politesse, l’aspect policé du comportement social, nécessitent le mesure, la pondération, une forme de pudeur assumée : « les musiciens accordent leurs instruments discrètement » (l.22), « la salle réagit avec une chaleur discrète » (l.31). Tout est dans le contrôle, la manifestation de cette « assurance » (l.25-26) propre aux courtisans qui savent mêler la nonchalance et une forme d’affectation : « Ceux qui arrivaient s’appliquaient » (l.19), , « les silhouettes se détachaient avec précision » (l.23), « s’inclinaient avec grâce » (l.24), La débandade finale forme un contraste d’autant plus fort ; les femmes, « rassemblant leurs jupes et sortant têtes baissées » (l.55) cherchent d’abord à conserver une attitude quelque peu bigote (une personne d’une dévotion excessive) – ce que suggèrent les

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