- « Quand les mythologies s’effondrent, c’est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son relais », affirme Saint-John Perse dans son discours prononcé à Stockholm au Banquet Nobel le 10 décembre 1960.
Par Ninoka • 6 Novembre 2017 • 3 717 Mots (15 Pages) • 766 Vues
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Les sciences semblent s'être introduites progressivement au sein de la littérature et notamment de la poésie. Tout commence par le concept de classification, propre à l'origine aux sciences naturelles mais qui dérive et aboutit à la déterminations d'une Histoire littéraire. Ces tableaux ne sont-ils pas la preuve que les sciences ont fait une entrée, certes discrète, au sein de l'art des mots ? Cette thèse semble s'affirmer au sein même des poèmes, et la poésie ne serait finalement qu'algorithmes et calculs qu'il convient de voir et déchiffrer afin d'en comprendre la finalité. Dans son ouvrage Sur la sémiotique de l'obscurité en poésie, Riffaterre développe une étude inédite du poème Promontoire de Rimbaud. Le titre en lui même possède déjà trois définitions, qui nous invitent à jouer avec la surdétermination par association et métonymie. Un promontoire est en lien permanent avec un « autel », lien d'autant plus permis par le « temple » qu'évoque le poète. La polysémie des mots apporte une touche d'obscurité sur un poème déjà difficile à comprendre. Mais Riffaterre voit cela d'un autre œil, et cette obscurité est pour lui un atout. En effet, elle permet au lecteur d'aborder le poème de manière plus lente et plus réfléchie, celui-ci envisageant alors le poème sous un angle nouveau. Les contradictions sont nombreuses, et elles s'ajoutent de plus à une absence de sens qui semble se dégager d'une absence même. De multiples lieux sont évoqués, ponctuels et précis mais par dessus tout incompatibles, amenant une nouvelle contradiction au sein du poème. Par l'usage de nombreuses comparaisons, Rimbaud parvient encore davantage à flouter les lieux dont il est question et finalement nous nous trouvons perdus. Mais cette impression est en fait le résultat d'une constante universalisante : le poème, en dépit des contraintes spatiales et formelles, se fait le miroir de l'univers entier, reflétant par ses ambiguïtés et es contradictions la réelle diversité du monde. Ainsi, ce n'est de la part de Rimbaud qu'un calcul destiné à brouiller les pistes s'il n'est pas détecté , une introduction de la complexité scientifiques et particulièrement mathématique à la poésie qui vient troubler notre approche traditionnelle et demeure par conséquent occulte. En revanche, si l'on est à même de repérer ces supercheries, ces algorithmes, alors le poème nous apparaît plus clair et l'on parvient à en apercevoir le but, comme une équation à de multiples inconnues après quelques factorisations.
En outre, cette association, ce rapprochement entre science et poésie s'opère également dans le sens inverse. En effet, la science a besoin du langage poétique pour devenir accessible, pour prendre un sens et ne pas demeurer obscure. C'est ce que soutient Niels Bohr, physicien du XX° siècle lors de sa conversation avec Werner Heisenberg. Selon ses dires, la poésie est un outil du langage qui permet de susciter des images vivantes dans l'esprit de l'homme face à des concepts froids et restent souvent incompris car ils stérilisent l'imagination. En effet, ils son relatifs à des notions techniques que seul un initié peut comprendre. Mais Bohr va encore plus loin : les théories scientifiques expliquent des observations, des résultats d'expérience figés par l'instantanéité d'une photo par exemple. Cependant, les résultats obtenus sont complémentaires et traduisent un mouvement que nous ne pouvons capturer par l'image et qu'il s'agit donc de retranscrire ; pour cela, le langage scientifique resterait stérile, car définir un concept en mouvement par un langage figé c'est condamner les innovations, les révolutions théoriques qu'il pourrait représenter. C'est donc par une autre forme de langage qu'il faut passer afin de rendre compte de ces conclusions, et c'est la poésie qui va permettre selon le physicien de rester fidèle aux changements auxquels sont soumis les objets observés. La poésie est mouvement perpétuel disait Saint-John Perse, et le monde lui même est en mouvement ; quoi de mieux alors pour expliquer ce monde ? Même si subsistent des imprécisions par la transposition qui s'opère, il est préférable de conserver ce mode d'expression qui joue sur les images plutôt que d'opter pour la froideur des termes scientifiques. Par ailleurs, cela permet un élargissement de la science à tous, car les mécanismes du monde jusqu'alors incompris et étrangers se révèlent et s'éclairent par le rapprochement octroyé par la poésie. En effet, en expliquant ces concepts « en équilibre avec les facultés de l'homme » pour reprendre Perse, on lui offre la possibilité de les rattacher à ce qu'il connaît déjà, de se les approprier. Dans le poème Cohortes, il explique par ailleurs la puissance évocatoire du langage et du nom, car dire le monde c'est le rendre sien, le rendre présent et en faire l'expérience. Désormais, ce n'est plus le monde qui est étranger mais les théories et formules qui l'expliquent ; la poésie n'a donc plus vocation à d'expliquer le monde par la mythologie, celui ci est en voie d'être compris, bien que le chemin à parcourir vers la connaissance absolue soit encore long. Le divin n'a donc plus lieu d'être au sein du langage poétique, car il ne peut plus servir à rendre plus familière les choses du monde qui étaient jusqu'alors étranges ; il s'agit maintenant, par le biais des choses qui ont été comprise, de rendre familiers les concepts auxquels notre esprit demeure hermétique. La poésie constitue donc le relais du divin, dans le sens où c'est désormais elle qui a le rôle de rendre accessibles et moins effrayants ces théories et ces objets étrangers.
Finalement, nous avons accès à une nouvelle alliance, non plus entre poète et divin mais entre science et poésie. Si par le biais des mythologies les dieux étaient autrefois utiles à se familiariser avec un monde incompréhensible et étranger, c'est aujourd'hui la poésie qui joue le rôle qu'occupaient ces dieux. Elle est donc le relais du divin dans le monde en mutation qu'est le nôtre. Les sciences sont prépondérantes mais demeurent obscures pour la plupart, et la poésie les éclairent. C'est ce que Durs Grünbein et Botho Strauss affirment en parlant de la primauté créatrice de la poésie, dont la vocation est de transformer le savoir en poesia seriosa. Contrairement à l'uniformisation de la pensée et du savoir que pourrait apporter la science, il semble que la possibilité d'un « polythéisme athée
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