La ruse de duchesse dans la Châtelaine de Vergy
Par Stella0400 • 13 Mars 2018 • 3 069 Mots (13 Pages) • 494 Vues
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La duchesse va tout d’abord tenter de faire avouer le secret du chevalier à son mari en se rendant pathétique à ses yeux, et nous allons voir par quels procédés dans le deuxième mouvement du texte. En premier lieu, nous pouvons remarquer sur la rime du vers précédent avec le vers 576 (de irie et besie) que la triphtongue féminine qu’on attendrait normalement (avec iriee et besiee car en ancien français il fallait accorder le participe passé même avec le verbe avoir donc besie devrait être au féminin également) a disparu car ce sont les formes picardes de l’adjectif et du participe passé employées ici. Cela peut s’expliquer par la proximité géographique de la Picardie et de la cour de Bourgogne, où on pratiquait en ces deux lieux la langue d’oïl. Puis, dans ce deuxième mouvement, le discours direct est introduit et il se poursuit jusqu’à la fin de l’extrait. Ce procédé narratologique permet de rendre à nos yeux la ruse de la duchesse plus concrète et réelle, en faisant parler le personnage, plutôt qu’observer seulement ses actions. Ensuite, trois termes du champ lexical de la trahison sont employés par la duchesse : faus (« traître, perfide ») ; trichierres (« celui qui trompe ») et desloiaus (« qui manque de loyauté et de droiture »). A cela s’oppose l’expression « cuer loial », « cœur ou pensée honnête, probe, qui a un fond ou un comportement d’une grande rigueur morale », que l’on retrouve deux fois plus bas dans le texte, aux vers 584 et 599. Ce contraste lexical nous rappelle le thème principal de l’œuvre dans son intégralité : la loyauté versus la félonie. Ce sont des mots au sens très fort pour leur époque, et ce couple antagonique va être utilisé par la duchesse pour que le duc se sente coupable de son attitude : la droiture des sentiments de la duchesse versus la trahison de ceux du duc. Ensuite, la duchesse, pour se rendre plus misérable aux yeux du duc, invoque l’absence d’amour du duc pour elle (« samblant d’amor ») et va même jusqu’à l’accuser de ne l’avoir jamais aimé (« N’oncques ne m’amastes nul jor ! », vers 580). Nous pouvons observer l’emploi d’une ponctuation forte avec trois points d’exclamations pour les trois phrases du deuxième mouvement (vers 580, 584 et 586). Ce procédé grammatical exprime une forte modalité exclamative du discours de la duchesse et renforce le pathos qu’elle veut faire ressentir à son époux. Pour continuer dans ce sens, elle invoque sa folie et sa crédulité avec fole et « que j’ai creü ». L’emploi d’adverbe de temps, comme « nul jor », « lonc tens », « soventes foiz », « hui » (ancien français de « aujourd’hui »), retrace comme la chronologie de leur histoire d’amour (ou plutôt de leur mariage car on ne peut déterminer clairement si la duchesse porte des sentiments amoureux au duc, l’amour étant plutôt réservé aux liaisons extraconjugales à cette époque), où elle accuserait le duc de ne lui avoir jamais porté quelque sentiment amoureux. Nous observons également la répétition de la conjonction de subordination « que », au début des vers 582, 583, 584 et 586. Il y a donc comme un enchâssement des propositions relatives, ce qui renforce l’accumulation des justifications de la duchesse dans sa démonstration de l’absence d’amour de son mari. Enfin, la rime riche entre aperceüe et deceüe aux vers 585 et 586 renforce l’impression de duperie que la duchesse veut suggérer au duc de Bourgogne. Alors, après s’être rendue pathétique aux yeux du duc, la duchesse sort son dernier atout en matière de persuasion et va, en fine psychologue, manipuler son mari afin de l’amener à se livrer à elle sans qu’elle n’ait besoin de le supplier.
Ce troisième et dernier mouvement de l’extrait va donc nous expliciter la technique psychologique employée par la duchesse pour la réussite de son plan. Nous voyons au vers 587 que le duc se permet d’interrompre le discours de la duchesse pour comprendre les raisons qui la pousse à douter de son amour, qu’il pense pourtant sincère (« Et vous, a qoi ? » qui signifie « Comment donc ? Expliquez-vous. »). L’emploi de « par ma foi » par la duchesse est une référence à sa piété, ce qui, simplement avec ces trois mots, atteste de la véracité de ses dires, dans une époque médiévale où la religion catholique est très présente et sa foi atteste donc son honnêteté, feinte malgré tout ici. Puis, le narrateur fait une intervention dans le dialogue en disant « Fet cele qui a mal i bee » où l’expression « bee a » signifie « aspirer à, tendre à ». Il nous rappelle donc ici la perfidie de la duchesse et qu’elle dit tout cela en conservant ses mauvaises intentions envers le duc. Il nous enjoint qu’il ne faut pas oublier que, même si le discours de la duchesse est manifestement bien feint, elle joue encore son rôle de manipulatrice. Ensuite, ce que dit la duchesse du vers 588 au vers 592 (de « Ja me déïstes » jusqu’à « De ce que or savez vous bien. », est la référence à la découverte qu’a fait précédemment la duchesse. Aux vers 548 et 549 situés peu avant l’extrait, le duc avait dit à sa femme : « Tant ai apris de son afere ; Si ne m’en enquerez ja plus. », c’est-à-dire « J’en ai assez appris son compte, inutile de m’en demander davantage. », en référence au secret que le chevalier venait de révéler au duc. La duchesse fait donc allusion dans son discours au fait qu’elle sait que son mari a découvert le secret du chevalier et lui rappelle qu’elle n’aura pas l’audace de lui demander elle-même ce qui a pour but de prouver à son mari son honnêteté. Le duc qui n’est pas sûr de comprendre si sa femme sait ou non s’il connaît le secret du chevalier lui demande alors de quoi elle parle. Il glisse alors dans sa réplique le terme suer qui signifie littéralement « sœur » mais qui est ici un mot tendre fréquemment employé au Moyen Âge par un homme envers son épouse. Nous constatons alors que la ruse de la duchesse fonctionne car le duc qui était précédemment énervé de l’attitude intrusive de sa femme, c’est adouci. Alors, la duchesse répond en répétant la tournure de sa dernière réplique « de ce que ». Ce groupe de mots fait référence au secret du chevalier pour lequel elle ne prononcera jamais le mot « secret » de tout l’extrait. Ajouté à cela, elle parle de « cil vous a conté », c’est-à-dire « celui qui lui a raconté ». La duchesse ne mentionne donc pas non plus le nom du chevalier. Elle emploie un langage s’apparentant au message codé, que son mari doit décrypter lui-même. On retrouve ensuite le champ lexical de la trahison avec mençonge (v.595), arvoire (v. 595, qui vient de arbitrium, « tromperie, illusion »), et celez (v. 603, « cacher,
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