« La comédie, nous faisant laisser notre mélancolie à la porte, nous la rend lorsque nous sortons »
Par Raze • 22 Novembre 2018 • 3 268 Mots (14 Pages) • 512 Vues
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de porter.
Il apparaît ainsi évident que le rôle principal de la comédie est de distraire et de faire rire. Elle s’appuie pour cela sur différentes formes de comique, et l’absence de lourds enjeux ainsi que la promesse d’un dénouement heureux lui confère sa légèreté. Cette drôlerie est indispensable car elle lui permet d’aboutir dans l’une de ses visées premières qui est de corriger les travers du spectateur. Cependant, ces personnages grotesques et caricaturaux dépeints avec une certaine cruauté par le dramaturge pour le plaisir du spectateur peuvent avoir un aspect tout aussi triste que les personnages tragiques dont la douleur touche au sublime.
En effet, la frontière bien délimitée entre comédie et tragédie ne tient plus dès l’entrée en lice de Molière dans le paysage dramatique. En adaptant à son système comique la grande comédie en cinq actes, il suscite le courroux des auteurs de tragédie, mais surtout brouille la délimitation entre comédie et tragédie. Mais si la comédie ne laisse plus le monopole au grand genre tragique sur le devant de la scène, il est juste d’envisager qu’elle ne lui abandonne pas non plus le monopole de la tristesse.
Il importe tout d’abord de définir ce sentiment complexe qu’est la tristesse. Il s’agit d’abord d’un sentiment personnel né de souffrances morales allant de l’inquiétude jusqu’à l’angoisse, de chagrins, d’un pessimisme devant la vie ou encore d’un dégoût du monde. Mais la tristesse que peut susciter une œuvre théâtrale diffère de la souffrance que l’on ressent à titre personnel et qui se rapproche de l’apitoiement sur soi. Cette tristesse théâtrale doit se différencier de ce que l’on a appelé le « mal du siècle », le malaise romantique si présent dans les vers de Musset qui ne parvient pas à installer la distance qui permet de rire du comique. La tristesse au théâtre, ce peut être la pitié pour un personnage ou une situation, la souffrance que l’on vit avec lui comme dans la tragédie. En effet, les situations des comédies, si elles cherchent à divertir le spectateur, peuvent parfois toucher au pathétique. Quoi de plus triste qu’Arnolphe à la fin de L’Ecole des Femmes, qui se retrouve délaissé et amoureux ? Cette situation pathétique suscite le rire du spectateur parce qu’il porte un jugement de valeur sur ce personnage qui a mérité cette triste fin, il aurait dû instruire sa pupille plutôt que de la maintenir stupide afin de l’épouser sans difficulté. Malgré tout, la fin heureuse du mariage d’amour entre les deux jeunes gens qui inscrit la pièce dans le genre comique se fait au prix de la souffrance du tuteur d’Agnès. Le pathétique peut donc être présent dans une comédie, ainsi que l’injustice puisque selon le personnage frappé par le mauvais sort, ce pathétique peut susciter ou non le rire du spectateur.
Ainsi, la comédie n’est pas l’univers de bonheur et d’équité que la fin heureuse pourrait laisser supposer. Le dénouement heureux ne l’est que pour certains et se fait aux dépens d’autres, ces personnages laissés en marge peuvent alors susciter la tristesse du spectateur.
Par ailleurs, la tristesse que peut susciter la comédie peut être due au statut même de ses personnages. En effet, la raison d’être d’un personnage de comédie est de faire rire. Le dramaturge qui lui donne vie grossit le trait avec cruauté et le spectateur le tourne en dérision pour oublier qu’il ne voit qu’un reflet exagéré de ses travers. Certains personnages de comédie, présentés différemment, pourraient émouvoir ou même être de beaux personnages tragiques, mais sur leur sort à eux, l’on n’a pas la décence de s’apitoyer. L’Alceste du Misanthrope n’est qu’un être en quête d’absolu, qui préfère renoncer à toute amitié plutôt que de vivre avec l’hypocrisie nécessaire pour faciliter les rapports sociaux. Cette démarche de mise à l’écart volontaire en raison d’un idéal pourrait toucher au sublime, mais pour faire rire son public Molière la tourne en dérision. Cette double cruauté, du dramaturge et du spectateur, à l’égard de ces personnages dont ils se moquent peut leur conférer une forme de tristesse plus complexe que celle suscitée par des personnages de tragédie. En effet, la tristesse n’est ici présente que si l’on réfléchit à la personnalité de ces personnages une fois sortis de l’intrigue qui choisit cruellement de nous les présenter ridicules. Cette tristesse-là est sous-jacente et inhérente au statut de personnage comique, contrairement à la tristesse que suscitent les personnages tragiques, qui n’est liée qu’aux situations désespérées dans lesquelles ils se débattent et non à tout leur être. « [le comique] me semble plus désespérant que le tragique. Le comique n’offre pas d’issue » écrit en 1966 Ionesco dans Notes et Contrenotes. D’une certaine façon en effet, la tristesse des personnages comiques, étant intrinsèque à leur rôle qui ne doit pas outrepasser le divertissement, est ainsi moins superficielle que celle que suscite leurs homologues tragiques, qui ne dépasse pas le laps de temps où ils se débattent contre la fatalité.
Ainsi, le destin des personnages comiques est d’être caricaturé, moqué, et ce statut peu enviable fait partie de leur essence même. Des êtres dont le destin est de perpétuellement être tournés en dérision peuvent susciter un sentiment qui s’approche de la notion de tristesse et de mélancolie évoquée par Ariste.
Enfin, si Molière a révolutionné le comique, c’est parce qu’il y a introduit la mimesis. À partir du XVIIe siècle, le théâtre comique entre dans l’imitation du réel. Les personnages se font moins outranciers et se rapprochent du quotidien du spectateur, un contemporain dira d’ailleurs de Molière « on l’appelle partout un gâte-métier, à cause que tous les autres de sa profession ne font plus rien depuis qu’il s’est avisé de représenter les Actions humaines ». Ce qui fera de Molière le dramaturge comique du Grand Siècle, c’est donc sa faculté à se rapprocher du réel. Mais l’incursion de la vraisemblance dans la comédie lui interdit de ne chercher que le rire, puisque la réalité suscite des émotions alternativement et non de façon tranchée. Dans Les femmes savantes, le personnage d’Armande par son réalisme même est triste et pathétique. Alors que Trissotin apparaît comme un personnage caricatural, un cuistre et un « triple-sot » dont la vraisemblance n’est pas frappante, Armande, elle, est selon le mot de Ninon de Lenclos une « janséniste de l’amour » par ses conceptions rigides et éthérées. Elle est également et avant tout une amoureuse éconduite qui par son
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