Incendie, Wajdi Mouawad, "l'homme qui joue"
Par Stella0400 • 11 Octobre 2018 • 1 547 Mots (7 Pages) • 881 Vues
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Nihad, un personnage enfantin
Par certains côtés, Nihad a encore quelque chose d’un enfant qui veut imiter l’adulte en face de lui (il se présente comme « photographe de guerre » comme son interlocuteur), ou à ceux dont il rêve (le « guitar hero » qu’il imite avec son arme).
De plus, il cherche à être reconnu par le photographe en l’invitant à regarder ses photos (verbe à l’impératif) et en soulignant qu’il en est l’auteur par une tournure emphatique : « Regarde. C’est moi qui les ai prises. »
Il semble important pour lui que son interlocuteur le prenne au sérieux à double titre, comme tueur et comme photographe.
Le serment solennel qu’il prononce pour attester la véracité de ses paroles (« Je vous jure ») apparaît à la fois incongru et touchant, comme s’il était soudain dans la peau d’un enfant soupçonné de mensonge.
L’identité de ce personnage est donc paradoxale ; Nihad cherche encore sa place dans le monde et souffre d’un besoin de reconnaissance, comme en témoigne son identification, à la fin de la scène, à une star du rock dans une émission de télévision.
Cette quête d’identité apparaît également dans la chanson qu’il interprète au début de la scène, « The Logical Song » du groupe anglais Supertramp, qui a pour thème la recherche d’une identité (le refrain use de la répétition de la locution :« Veuillez me dire qui je suis » ainsi que le contraste entre une enfance insouciante, heureuse, et la complexité des sphères sociales des adultes ( « Ils m’ont montré un monde où je pouvais devenir si dépendant, aseptisé, intellectuel ou cynique » et « Maintenant fais attention à ce que tu dis ou ils te désigneront comme un radical, un libéral, un fanatique ou un criminel »).
C. Le caractère obsessionnel du personnage
Pourtant, cet « artiste raté » fait froid dans le dos : en parodiant une recherche esthétique habituellement liée à l’art, il transforme son activité meurtrière en oeuvre d’art.
Ses photos constituent une véritable collection qui comporte un caractère obsessionnel. Eles reprennent toujours le même motif : « La plupart du temps on pense que ce sont des gens qui dorment. Mais non. Ils sont morts. C’est moi qui les ai tués ! »
On pourrait alors presque penser à certains tueurs en série qui gardent une trace, un souvenir de leur victime ?
On peut également s’interroger sur la désignation « on ». Il présuppose que Nihad a déjà montré ses photos de cadavres. Peut-être à ses futures victimes ?
Préparant méticuleusement et de sang-froid cette exécution (deux didascalies en décrivent soigneusement les étapes, page 109), il semble pour l’occasion perfectionner son mode opératoire en photographiant dans un cadrage rapproché sa victime au moment où elle est précisément saisie par la mort : « Nihad tire. L’appareil se déclenche en même temps. Apparaît la photo de l’homme au moment où il est touché par la balle du fusil. »
Ce faisant, Nihad enfreint un tabou. Il souhait posséder le pouvoir de vie et de mort sur ses semblables et, en même temps, tout en voulant sélectionner l’instant précis du décès de ses victimes. On a ainsi tous les signes d’une démesure qui fait déjà de Nihad un monstre, comme sorti de l’humanité. Mais ce monstre est aussi un être en situation d’addiction par rapport à l’image télévisée et à la musique, qui ont peut-être sur lui l’effet de drogues anesthésiant toute sensibilité.
Conclusion
Grâce à cette scène d’action, nous découvrons un personnage essentiel au dénouement de la pièce, puisque c’est en le retrouvant que les deux jumeaux pourront s’acquitter de la dernière partie de la mission que leur mère leur a confiée. Nihad, qui est décrit plus tard comme étant l’enfant né de l’amour, est en fait une machine à tuer déshumanisée tandis que ses frère, sœur et enfants Jeanne et Simon, nés de la torture et du viol dans la prison de Kfar Rayat, ont un parcours exactement inverse. Le jeune Nihad est ainsi un personnage paradoxal et dangereux, d’essence mauvaise et spectaculaire, ce qui est fortement appuyé par la nature de et la violence de la scène. En effet, derrière le stéréotype du tueur embusqué se dévoile un psychopathe fasciné par la mort et par l’image, qui ne tire pas seulement sur ceux de l’autre camp, mais aussi sur un journaliste photographe de guerre. Ce portrait en pleine action du tueur en artiste capte l’attention du spectateur, le séduit et le fascine tout autant qu’il l’inquiète, l’effraie ou le met profondément mal à l’aise. On peut sourire de son imitation médiocre d’un chanteur de rock, on peut aussi être ému par les traits d’enfance qu’il a conservés comme malgré lui, mais ces quelques nuances n’entament en rien l’effroi que communique ce personnage
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