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Commentaire composé, Nuit de Siné, Senghor

Par   •  22 Octobre 2018  •  1 909 Mots (8 Pages)  •  14 063 Vues

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à travers la voix du poète qui s’adresse à son peuple, à sa terre qu’il sacralise et à ses ancêtres.

Tout d’abord, Senghor revêt ici l’apparence d’un griot qui s’adresse au peuple africain. En Afrique noire, le griot est un personnage qui a pour fonction de raconter des mythes, de chanter. Senghor renoue avec cette vision traditionnelle du poète. Certes, il apparait dans « Nuit de Siné » comme le poète lyrique : les marques de personne (« j’écoute », « je respire »), la métonymie de sa « tête » sur le « sein chaud » de la femme-mère, les apostrophes à la femme, qui ouvrent la première et la dernière strophe et la tournure interrogative (« Que disent-ils, si confidentiels aux étoiles ? ») rappellent la figure traditionnelle du poète telle qu’elle apparait dans la tradition occidentale. Mais ici, Senghor ne se présente pas seulement comme un poète lyrique, qui s’épanche, mais comme un griot qui s’adresse à toute une communauté, désignée par l’adjectif possessif « notre », celle des villageois de Siné, et plus largement de tous les noirs : « écoutons battre notre sang sombre, écoutons / Battre le pouls profond de l’Afrique ». Pour le poète-griot, l’Afrique est un corps vivant, qui palpite dans chaque vers du poème. Ce corps est d’ailleurs d’autant plus vivant que Senghor a écrit les poèmes de Chants d’ombre en prison, pendant l’occupation. Chanter l’Afrique revient aussi pour lui à en faire renaître le souvenir, émergeant « dans la brume ».

Chanter l’Afrique, c’est aussi en souligner la dimension panthéiste. « Nuit de Siné » est, en effet, une ode panthéiste à la terre africaine. La nuit n’est pas un simple décor mais une allégorie vivante que le poète personnifie : « le Nuit qui songe » prend l’apparence d’une femme africaine qui « s’accoude à cette colline de nuages, drapée dans son long pagne de lait ». Elle rappelle les allégories de la tradition occidentale, muses ou déesses, mais le « pagne » est bien sûr un symbole de la négritude, comme la « case », que « visite un reflet d’âmes propices » ou le « dang au sortir du feu ». Ces symboles prennent vie eux aussi puisque les cases conversent avec les étoiles, l’intime avec le cosmique. Le panthéisme du poème est renforcé par son rythme incantatoire. Les anaphores (« Voici », « Femme », « Ecoutons ») ponctuent ce poème en vers libres et lui confèrent un caractère obsédant, proche de celui d’une prière. C’est aussi le cas pour les nombreux rythmes ternaires, les allitérations (« s’alourdissent / que s’alourdit la langue des chœurs alternés ») ou les effets d’amplifications (« Ecoutons son chant (…) écoutons battre notre sang (…) écoutons / Battre le pouls profond de l’Afrique ») qui renforcent le caractère incantatoire du poème et la dimension sacrée de l’hommage que Senghor rend à l’Afrique.

Mais c’est plus encore à ses ancêtres, et au glorieux passé africain que Senghor adresse son ode. Tout d’abord, le choix de Siné n’est pas anodin. Le royaume de Siné était en effet un ancien royaume sérère précolonial le long de la rive nord du delta du Saloum au Sénégal. Senghor évoque donc, à travers ce village, une époque glorieuse de l’histoire africaine. Son père est d’ailleurs issu de l’aristocratie sérère. Or, c’est « la voix des Ancêtres » que Senghor nous invite à entendre, dans la lueur protectrice de la « lampe au beurre clair » qu’allume la femme. Mais cette présence des morts n’a rien d’angoissante, bien au contraire. Elle est aussi familière et rassurante que celle des « parents, les enfants au lit », tout en prenant une dimension magique quand un « reflet d’âmes propices » visite et habite la « case enfumée ». Senghor cherche à abolir la frontière entre les morts et les vivants, quand il « respire l’odeur de nos Morts », alors qu’il pose sa tête sur le sein chaud de la femme. Il redonne voix et vie à ceux qui sont morts en les immortalisant grâce à la parole poétique (« que je recueille et redise leur voix vivante »). En retour, les ancêtres l’aideront à accepter sa propre mort, suggérée à travers la métaphore du plongeur qui s’enfonce dans « les hautes profondeurs du sommeil ». La référence aux Anciens d’Elissa renforce d’ailleurs cette glorification de la Négritude. Peuple mythique du Sénégal, contraint à l’exil, ils ne sont pas sans rappeler Senghor lui-même, exilé en France. La métaphore du « torrent séminal » qu’ils déposent dans les sables rappelle aussi cet autre torrent fécond qu’est la parole poétique.

C’est donc cette dernière qui parvient à Senghor de faire accepter à ses lecteurs – noirs - leur destin, leur histoire et leur culture.

Cette nuit qui se pose sur Siné nous fait donc toucher du doigt la réalité de la négritude. Célébration du passé, elle plonge aussi dans l’avenir. Offrande aux morts, elle est infiniment vivante. Terriblement sensuelle, elle est profondément spirituelle. Unir les contraires est l’une des caractéristiques très marquées de ce mouvement esthétique et le poète est celui qui parvient à le faire.

On voit là que la négritude selon Senghor, voluptueuse et magique, est très différente de celle de Césaire, agressive et vindicative, dans la plupart des poèmes de Cahier d’un retour au pays natal, même si l’un comme l’autre sont hantés par l’idée de mettre un terme à l’exil.

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