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Peut-on préférer le bonheur à la vérité ?

Par   •  25 Octobre 2018  •  3 579 Mots (15 Pages)  •  418 Vues

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Sont-ils malheureux de leur captivité ? Ils ont parmi eux des savants – les experts en prédiction de ce qui se passera dans le domaine des ombres –, sans doute une forme de vie sociale satisfaisante, peu de réels risques ou dangers. Ils sont dans un environnement somme toute sécurisant, consommant du prêt-à- penser, dispensés du risque de la connaissance et de la liberté. N’a-t-on pas le droit de choisir cette condition, si le bonheur est un sentiment de bien-être auquel chacun essaie d’arriver par les moyens qui lui conviennent ? On peut préférer subjectivement cette condition pour soi-même et il semble même qu’on puisse la préférer pour les autres. Ne peut-on pas en effet interpréter ainsi la situation ambigüe des montreurs de marionnettes, qui créent pour les prisonniers une réalité virtuelle dont eux-mêmes ne sont pas dupes, au lieu de leur montrer leur illusion et de les entrainer vers le dehors ? On pourrait bien sûr imaginer qu’ils cherchent ainsi à assoir une certaine position de domination. Mais on pourrait aussi penser qu’ils pensent de bonne foi faire du bien aux prisonniers en ne les délivrant pas et en leur assurant une vie paisible, sans risques ni troubles ; qu’en les préservant du tourment de la recherche du vrai et du risque de la liberté, ils veulent faire leur bonheur.

En outre, nos possibilités de connaissances sont illimitées, alors que nos possibilités d’action sont, elles, limitées. A quoi bon la connaissance de ce à quoi nous ne pouvons rien ? Faut-il nécessairement ouvrir les yeux sur la vérité du monde si nous ne pouvons rien pour faire que ce qui va mal aille mieux ? Quel sens a pour moi la conscience des catastrophes dont souffrent des personnes éloignées, pour lesquelles je ne peux pratiquement rien ? N’ai-je pas le droit d’éteindre la télévision, de profiter de ce qui est présent, d’ignorer une partie des malheurs qui m’entourent pour profiter du bonheur ici et maintenant ? Le Stoïcien Epictète demandait à ses disciples de commencer par distinguer les choses qui sont à notre portée de celles qui sont hors de notre portée. Si la connaissance de la vérité

concernant ce qui est à notre portée peut nous être d’une certaine utilité, ne peut-on pas choisir de ne pas nous laisser troubler par ce qui est hors de notre portée, puisque nous ne pouvons rien pour le changer ? Cela semble justifier, au nom de la recherche du bonheur qui est, pour les Anciens, avant tout ataraxie, c’est-à-dire absence de trouble, un refus des vérités qui ne font que troubler sans qu’on puisse agir sur elles. Si l’on considère non plus son propre bien-être, mais celui des autres, cela peut aussi sembler justifier le fait de taire les vérités qui font souffrir, par exemple sur la réalité d’un état de santé ou sur la vérité d’une histoire de famille douloureuse, dans la mesure où leur connaissance ne changerait apparemment rien à la situation.

[transition] Mais on peut aussi douter qu’il soit vrai que la connaissance de ces choses ne change rien à la situation. Nous y reviendrons dans notre troisième partie. Mais quelle que soit la réponse donnée à cette question, on peut surtout se demander si on a le droit de taire la vérité au nom du bonheur supposé de ceux que nous voudrions protéger, et si on a le droit de refermer notre horizon sur les limites de notre zone de confort, sous prétexte que nous ne pouvons pas grand-chose aux situations douloureuses des autres. Est-ce digne d’une existence pleinement humaine de choisir l’illusion ou le mensonge pour un bien-être qui pourrait bien finalement n’être lui-même qu’une illusion ? Epictète lui-même, en fait, ne conseille pas l’ignorance, mais la connaissance du réel la plus exacte possible, accompagnée ensuite il est vrai d’une indifférence affective dont la connaissance de la vérité est le principe, et qui est le fruit d’un long exercice sur soi-même. On peut aller plus loin et se demander si, même si un état d’absence total de trouble qu’on identifie au bonheur était possible sur le fondement du refus de la vérité, ce choix serait légitime.

(II.)

Nous ne sommes en effet pas seulement des êtres recherchant le bonheur. Nous sommes aussi des êtres moraux, soumis à une loi morale dont la reconnaissance constitue notre dignité d’êtres humains et dont la négation serait refus de notre propre humanité. Selon cette loi morale, il semble que nous n’ayons pas le droit de refuser la vérité, que ce soit par le mensonge, par l’illusion volontairement recherchée, ou par l’ignorance confortable, et ceci même si cela doit apparemment nous empêcher d’être heureux.

Kant a montré comment le mensonge faisait partie des choses qu’il n’est jamais bon de faire. Mentir est affirmer quelque chose de faux en promettant implicitement que cela est vrai. Quand je mens, je veux deux choses contradictoires au niveau de la loi : je veux qu’il y ait une obligation morale inconditionnelle de dire la vérité, car c’est seulement à cette condition que je peux espérer que mon interlocuteur me croira. Mais je veux aussi que dans certains cas, il soit possible de déroger à cette obligation. C’est cette dernière maxime qui conduit mon choix, j’en fais ma loi particulière, mais je ne peux vouloir qu’elle devienne loi universelle, sinon elle rendrait mon action de mentir inutile et absurde, puisque personne ne croirait les mensonges. L’action de mentir s’oppose ainsi à l’impératif moral catégorique qui demande : agis toujours de manière à ce que tu puisses vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle. C’est un impératif de rationalité de notre agir, en lequel réside notre dignité d’être rationnel. En y contrevenant, je cherche peut-être un bonheur à court terme, mais en fait, je ne me rends pas digne d’être heureux, ce qui, selon Kant, peut seul être la fin de notre agir en ce qui concerne le bonheur. Si nous sommes pleinement humains, c’est-à-dire si nous agissons non comme des animaux dénués de raisons, mais comme des êtres doués de raison et de liberté, et convoqués intérieurement par une loi morale qui fait notre dignité, nous ne rechercherons pas tant le bonheur que la bonté morale, qui ne nous rendra pas nécessairement heureux, mais dignes d’être heureux. La morale kantienne peut paraître à première vue fondée sur un impératif de cohérence absolue du vouloir dont nous ne voyons pas immédiatement la raison. N’est-il pas vrai cependant qu’un bonheur recherché à tout prix, et en particulier au mépris de notre humanité, ne nous parait ni désirable, ni en fait acceptable ?

Non seulement le mensonge délibéré, mais aussi le choix personnel de l’illusion et même le refus de chercher

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