Nos convictions morales sont-elles fondées sur l'expérience ?
Par Andrea • 10 Octobre 2018 • 2 922 Mots (12 Pages) • 550 Vues
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Mais l’amoral tient de l’impossibilité d’un jugement moral basé sur les manichéens concepts de Bien et de Mal – sur quoi, c’est-à-dire, on ne peut pas juger moralement un acte (je n’ai pas d’argent donc je vole le pain pour ne pas mourir). Dans ce dernier cas, le contexte détermine la morale, car même si je ne peux pas faire bien la chose, je désire la faire bien. Les convictions morales existent et l’Homme en a, mais le contexte l’empêche de les mettre en pratique car son expérience est déterminée par la situation de l’Homme. Nous pouvons alors lier cette thèse à l’angélisme platonicien : « Nul n’est méchant volontairement ». C’est l’expérience du contexte qui prévaut au fait.
Mais qu’en est-il pour l’immoral ? Même, sommes-nous vraiment contraints par l’extérieur, de faire certaines choses « non-morales » ? Pour l’existentialiste français Jean-Paul Sartre (1905-1980), et plus précisément dans sa conférence de 1945, puis de son ouvrage de 1946 (étant le compte rendu de cette même conférence), L’Existentialisme est un humanisme, même s’il y a une « situation » dans l’expérience du monde, nous sommes tout de même libres de nos actes, qui doivent être « responsables ». Dire qu’un acte est conditionné par une cause extérieure (qui contraint donc), et sur lequel on ne pourrait pas porter de jugement moral, est une preuve de « mauvaise foi », de déni, car nous devons sans cesse avoir l’angoisse de faire des actes responsables.
Mais d’où vient cette angoisse chez Sartre ? Nous sommes un projet pour l’Humanité. C’est-à-dire que nous construisons l’autre, avec nous-même. Il s’agit donc d’avoir des convictions morales collectives fondées sur l’expérience d’autrui. Il s’agirait donc de faire des actes responsables « comme si l’Humanité était fixée et se réglait sur ces actes » (L’Existentialisme est un humanisme, J.-P. Sartre, 1946). C’est le regard d’autrui qui va nous permettre de prendre conscience de nos propres convictions morales, et de savoir si elles sont partagées ou non par l’autre. La responsabilité de l’Homme, dans la morale, tient sur le rapport que l’Homme a avec l’autre : « Autrui est le médiateur entre moi et moi-même » (L’Être et le Néant, J.-P. Sartre, 1943). La conviction, pour Sartre, vient de l’expérience d’autrui.
L’expérience de l’autre n’est donc plus que sensible mais tend vers la rationalité (il ne s’agit pas pour autant d’exclure la sensibilité de la morale). L’expérience ouverte au monde extérieur et à la matière et aux esprits qui le composent, nous laisse, de manière rationnelle, ouvert à l’autre et à une possible conviction passant par le regard avec autrui. Ainsi, l’expérience du monde extérieur n’est pas innée, et nous l’avons vu, se fait au fil du temps mais également par la confrontation avec l’autre et la sortie de soi, l’existence (ex-iste : « sortir de soi »). La morale passe par la dialectique et la confrontation avec l’autre. Si l’on confronte deux opinions, même deux convictions, la synthèse faite entre l’une et l’opposition tiendra davantage de la morale collective et d’un Bien général. Le philosophe idéaliste allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) introduit alors la négativité dans la dialectique : opposer une conviction de manière rationnelle avec autrui permet une synthèse davantage générale. Par l’expérience de l’existence, de la sortie de soi, pour la rencontre, la conviction morale mise en relation ne pourra tendre que vers un Bien plus général.
Mais ce rapport avec autrui ne doit pas être sensible et particulier, ainsi que renforcé par un égo, mais doit être basé sur une expérience universelle, immédiate et désintéressée de l’autre. On doit, par le biais de l’identification, se mettre à la place de l’autre dans la confrontation négative. Il s’agit donc de savoir faire l’expérience de la pitié, de l’identification à l’autre, de manière donc morale car désintéressée ; afin de faire avancer nos convictions, vers une éthique universelle. C’est Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), philosophe des Lumières, qui exprime cette idée de pitié dans la préface du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), qui doit permettre à l’Homme d’améliorer sa conviction et sa relation morale avec autrui dans le but d’un bien commun et moralement éthique. Ce « moralement éthique » signifie que par le biais de l’identification, qui est une entrave à la raison pure – puisqu’elle passe par l’imagination, il s’agit tout de même de se désintéresser dans un rapport immédiat avec l’autre. En d’autres termes, le « Mythe du Bon Sauvage » expose l’idée selon laquelle l’Homme, dans son état de Nature, a une nature humaine bonne foncièrement. Ainsi, la morale du cœur dirige l’Homme qui n’est pas moral, par raison. C’est alors que le sentiment de pitié est sensible, et qu’il ne passe pas par la raison mais par l’identification à autrui qui est immédiate, universelle et désintéressée.
Mais comment sommes-nous capables de nous transposer à la place de l’autre ? La pitié est-elle réellement morale ? Nous imaginons que l’autre souffre, donc la pitié passe par le médian de l’imagination ; alors, elle n’est pas immédiate. Pour Rousseau, la nature humaine est certes bonne universellement, mais cette imagination suscitée par l’autre est personnelle, singulière – elle dépend des gens ; alors, la pitié n’est pas universelle. Puis en 1962, dans Emile ou De l’Education, la dépendance du moi (parce que la chose dont souffre autrui pourrait peut-être m’arriver) empêche cet aspect désintéressé de la pitié : « On ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt soi-même ». En conclusion, la pitié tient même, donc, d’un certain égoïsme et d’un amour de soi, d’une perversité : la pitié est douce parce qu’en se mettant à la place de celui qui souffre, on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. La pitié est entièrement subjective et n’est pas liée à une éthique universelle.
Comment, alors, lier les gens entre eux, en établissant ou rétablissant un ou des certains rapport(s) avec autrui ? D’autant plus des rapports qui tiennent de l’expérience morale dans le but d’une éthique universelle. Il y a un rapport plus important entre la morale et la politique. La morale est d’ailleurs une idée fondatrice de la politique. Considérée comme l’activité permettant de faire d’une foule (une somme d’individus faiblement liés) un peuple (des individus liés moralement), la politique,
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