Millet, Hernani, Ruy Blas, Les complications du pathétique
Par Plum05 • 4 Décembre 2018 • 4 213 Mots (17 Pages) • 545 Vues
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Ruy Blas, à l’acte III, scène 3 :
Je suis un malheureux qui vous aime d’amour.
[…]
Je vous parle à présent. Six mois, cachant ma flamme,
J’ai fui. Je vous fuyais et je souffrais beaucoup.
Je ne m’occupe pas de ces hommes du tout.
Je vous aime.
Ruy Blas à nouveau, acte V scène 1, regardant la fiole de poison :
L’homme, qui m’a vendu
Ceci me demandait quel jour du mois nous sommes.
Je ne sais pas. J’ai mal dans la tête. Les hommes
Sont méchants. Vous mourez, personne ne s’émeut.
Et le grand seigneur don Ruy Gomez, à l’acte III scène 1 d’Hernani :
Écoute, on n’est pas maître
De soi-même, amoureux comme je suis de toi,
Et vieux. On est jaloux, on est méchant ; pourquoi ?
Parce que l’on est vieux.
Enfin doña Sol à l’acte V scène 6:
Un instant, monseigneur ! mon don Juan ! – Ah ! tous deux
Vous êtes bien cruels ! – Qu’est-ce que je veux d’eux ?
Un instant ! voilà tout… tout ce que je réclame !
Enfin, on laisse dire à cette pauvre femme
Ce qu’elle a dans le cœur !... – Oh ! laissez-moi parler !…
Hugo mesure très bien ce qu’a de subversif en son temps une telle paucité. Au sublissime :
Mourir ! pour qui ? pour moi ? se peut-il que tu meures
Pour si peu ?
Doña Sol, laissant éclater ses larmes.
Voilà tout.
la version scénique de l’acte III scène 4 d’Hernani (et l’édition princeps) substitue un moins pauvre, mais combien plus plat : « Pour qui ? sinon pour vous ». Mais Hugo garde le reste : le pathétique le plus intense doit passer au ras de la prose, de la prose la plus pauvre de vocabulaire, la plus rudimentaire de syntaxe, dans ces vers « brisés » que Hugo appelle aussi « vers prosaïques », et qui sont « un besoin du drame »[11].
On aura aussi sans doute entendu que ces vers ne sont pas seulement « brisés » comme les personnages qui les prononcent ; ils sont aussi à la limite du ridicule. Ils sont pitoyables, aux deux sens du terme : sublime et grotesque, le grotesque apparaissant dans ce registre du pathétique comme le comble d’un sublime radicalement dissocié de l’élévation, de la noblesse, dans cet oubli de soi qui fait parler doña Sol comme une « pauvre femme », Ruy Blas comme un enfant ou un idiot, don Ruy Gomez comme un vieux. Le drame, « harmonie des contraires », choc d’émotions de toute nature, ne fait pas, à la différence du mélodrame, du grotesque un contrepoint du pathétique qui permet d’en relâcher la tension : le grotesque tend le pathétique, de l’intérieur, par fusion, dans le registre du pitoyable, de l’extérieur, par contraste, dans le registre du pathétique héroïque. Il le tend, à la fois comme son comble et comme son négatif.
Les personnages sont en effet d’autant plus pathétiques que leurs souffrances et leurs appels à la pitié suscitent sur scène le rire, sont tournés en dérision, Anne Ubersfeld l’a montré[12]. Ainsi des éclats de rire de Salluste à l’acte V scène 3, ainsi de la mascarade du « vieillard qui rit dans les ténèbres » à la fin d’Hernani. Le rire est démoniaque. À travers ses sombres éclats triomphe dans le monde des hommes, dans le monde des pauvres hommes, le Mal et la mort. Le monde souffre parce que les puissants sont sans pitié, que leur rire crève les « billevesées » du « pathos », pour parler comme Salluste à l’acte III scène 5, et que les appels à la pitié butent contre leur inexorable insensibilité railleuse. À l’inverse, la transfiguration de don Carlos en empereur Charles Quint le fait passer du rire insensible et cynique à la grandeur d’une mélancolie compatissante, et pathétique. Ce n’est pas que dans cette transfiguration le grotesque soit évacué. Mais il est d’abord, comme l’a remarqué Franck Laurent[13], reversé sur ces puissants de seconde zone que sont les rois, tandis que l’empereur fait l’épreuve du sublime politique en regardant en bas le peuple-océan, et en entendant « tout au fond de l’abîme », le « grand bruit de mer » que fait le peuple, « pleurs et cris, parfois un rire amer,/ Plainte qui, réveillant la terre qui s’effare, / À travers tant d’échos, nous arrive fanfare ! » Le pouvoir de l’empereur ne se fondera pas en réalité sur ce nouveau partage du sublime, du grotesque et du pathétique, où le rire amer n’est qu’une modalité de la plainte, et de la plainte sublime, et terrifiante, parce que venant comme une énigme de l’infini des hommes. Toute la fin du monologue, à partir du moment où don Carlos tombe « à deux genoux » devant Charlemagne, conjure cette vision de l’ « être océanique du peuple » (Franck Laurent) et réintroduit l’image d’un monde « petit », structuré par la violence grotesque de sa hiérarchisation, impitoyable Babel où chacun « Voit l’autre par-dessous et se retient d’en rire. » Charlemagne, en son tombeau, ne dira rien à don Carlos pour conjurer ce rapetissement désastreux du monde, après l’abîme ouvert par la vision du peuple-océan. Mais il lui dira qu’il vaut mieux pardonner que punir. Si l’empire ne peut rien face à la plainte de l’infini des hommes, il peut s’arracher à la tyrannie par la clémence, ce qui est déjà beaucoup. Et le passé s’éclaire par moments à la lueur de la révolution démocratique du pathétique, comme expérience de l’égalité et de l’identité des hommes dans la souffrance, comme expérience de la fraternité, par delà les hiérarchies, « des hommes comme nous »[14], dans l’instant où Ruy Blas sent « une femme du peuple essuyer sans rien dire / Les gouttes de sueur qui tombaient de [son] front » – comme Sainte
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