L'art de la préface.
Par Orhan • 19 Mai 2018 • 2 779 Mots (12 Pages) • 624 Vues
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Enfin, la morale peut naître de situations intenses provenant de la disconvenance sociale. C’est le cas du Cid, de Pierre Corneille, représentée pour la première fois le 7 janvier 1637. Toute l’action est sous-tendue par un puissant conflit moral, qui fait s’affronter dans l’esprit des principaux personnages deux valeurs majeures, l’honneur et l’amour. Rodrigue est partagé entre l’amour qu’il éprouve pour Chimène et les soins qu’il doit à l’honneur familial, bafoué par le père de celle qu’il aime (I,6) : « Que je sens de rudes combats ! / Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse : / Il faut venger un père et perdre une maîtresse : / L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras. / Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, / Ou de vivre en infâme, / Des deux côtés mon mal est infini. »
Symétriquement, Chimène est partagée entre son amour pour Rodrigue et les soins qu’elle doit à la mémoire de son père, tué par celui qu’elle aime.
La prise de position Beaumarchais est donc justifiée, il est vrai qu’on obtient du pathétique, de la moralité, du comique, avec des situations fortes qui naissent de ce qu’il appelle la disconvenance sociale, la plupart du temps pour la critiquer. L’abus de pouvoir fait rire le spectateur du Mariage de Figaro, l’amour impossible, puisqu’inceste, dans Phèdre donne ainsi une dimension pathétique à la pièce, tout comme le dilemme cornélien du Cid fait émerger une profondeur morale.
Néanmoins, la force comique ou pathétique ne provient pas nécessairement d’une disconvenance sociale, y compris dans l’oeuvre de Beaumarchais. En effet, on trouve dans la pièce Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, de nombreux passages à résonance comique sans naître de la disconvenance sociale. Le comique de situation y est particulièrement présent, notamment lors de l’acte 1, scène 8 où Suzanne discute avec Chérubin dans sa chambre quand tout à coup le Comte entre. Chérubin se cache derrière le fauteuil. Puis, l’arrivée de Basile amène le Comte à se cacher derrière le fauteuil pendant que Chérubin s’y réfugie au même moment. Le Comte ignore la présence de Chérubin et Basile ignore la présence des deux autres personnages cachés. Le comique provient, non pas d’une disconvenance sociale, mais bien de la situation en elle-même, qu’on ne peut véritablement qualifier de « forte ». C’est aussi le cas lors de l’acte I, scène 4 où Suzanne et Marceline se font des révérences, qui sous-entendent en fait qu’elles ne s’apprécient pas du tout. Le comique de geste n’est simplement que le comique de geste et ne trouve pas naissance dans ce qu’il appelle la « disconvenance sociale ».
Le comique peut être aussi simplement du au langage, comme c’est le cas de la pièce de Jean Tardieu, intitulée Un mot pour un autre, où il s’agit d’une femme, qui attend chez elle son amant, voit arriver une amie, qui s’avère être en fait la femme de son amant. Quand ce dernier arrive, il doit trouver un argument qui expliquerait la raison de sa visite. Ces personnages semblent touchés par une « épidémie » qui provoque l’utilisation de mots à la place d’autres, qui n’ont rien à voir. Les conversations paraissent dénuées de sens mais les personnages parviennent à se comprendre malgré tout. Cela reste compréhensible pour le spectateur aussi puisque le contexte et le jeu des acteurs permettent d’induire le sens des mots, comme « Eh bien, ma quille ! Pourquoi serpez-vous là ? (Geste de congédiement) Vous pouvez vidanger ! » Le dramaturge joue ainsi sur le décalage comique provoqué par l’attente d’un mot et le remplacement par un autre. Dès lors, l’origine du comique est davantage le jeu gratuit avec le langage qu'une problématique sociale. Certes, le langage est un phénomène social, mais que se passe-t-il quand il est vidé de sa substance ?
Enfin, le théâtre peut avoir un but plus philosophique et ne pas se porter sur la société dans laquelle le dramaturge vit. C’est dans ce cadre là qu’on peut interpréter En attendant Godot, de Samuel Beckett. Deux hommes, Vladimir et Estragon, attendent, sur une route de campagne, un certain Godot, qui ne viendra jamais, et tournent en rond, essayant de tromper l’ennui et le désespoir dans l’illusion d’un langage qui n’est qu’un bavardage vide et superflu. C'est à la fois drôle et triste, dérangeant, et cela explore la condition humaine davantage qu'une disconvenance sociale. Ainsi, la pièce pourrait se lire dans une dimension métaphysique, sur le non-sens de l’existence et l’inclination des hommes, pour combler ce vide, à se tourner vers un Dieu, puisque « Godot » renvoie à « God », bien que le dramaturge refuse cette interprétation.
La prise de position de Beaumarchais, bien que fondée, n’est pas vraie pour tout l’ensemble de théâtre, y compris dans son oeuvre. En effet, la disconvenance sociale qui donnent lieu à des situations fortes n’est pas la seule manière de faire rire, de faire pleurer, en bref, n’est pas la seule consistance d’une pièce de théâtre. Le comique peut provenir de la situation dans laquelle se trouve les personnages, ou la gestuelle de ces derniers. Mais le comique peut provenir tout simplement des mots et de leur assemblage, qui peut produire un décalage inattendu. Enfin, le comique et le pathétique peuvent naître de toute autre chose que de la disconvenance sociale, comme l’absurde.
Enfin, le théâtre n’est pas fermé à la seule conception qu’en a Beaumarchais. Le théâtre peut se définir d’une manière plus ouverte, dans le sens où celui est en mouvement constamment et joue avec ses propres règles.
C’est le cas de L’Illusion Comique, de Corneille, écrite en 1635 et représentée en 1636, avec le motif du théâtre dans le théâtre. Premièrement, le dramaturge y condense tous les genres théâtraux : « Le premier acte n’est qu’un prologue » qui s’inspire de la pastorale, « Les trois suivants font une comédie imparfaite », et « Le dernier est une tragédie, et tout cela cousu ensemble fait une comédie. ». Deuxièmement, c’est une pièce de théâtre qui prend le théâtre pour sujet. Cela s’inscrit dans l’idée baroque selon laquelle la vie est un théâtre, avec les nombreuses illusions durant la pièce, lorsque se confondent la véritable vie de Clindor et le rôle qu’il joue. Troisièmement, la pièce s’achève par un éloge du théâtre de la part du personnage du magicien Alcandre. C’est un art appréciable, puisque c’est un divertissement noble, et un art apprécié, parce qu’il est l’objet d’un engouement collectif. C’est aussi un art qui rapporte
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