Le roman et la nouvelle au XIX e siècle : réalisme et naturalisme
Par Junecooper • 1 Décembre 2018 • 3 328 Mots (14 Pages) • 538 Vues
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» faisant écho à « sans cesse » : « Dans son âme misérable et troublée, elle faisait entre elles une comparaison incessante ». Cette comparaison entre elle et sa servante renforce son sentiment aigu d’injustice. Le nom de sa domestique est suivi de trois propositions relatives qui précisent ce que ressent Jeanne à son égard et quelles comparaisons elle établit entre, d’un côté, sa propre souffrance et, de l’autre, l’absence de souffrance de Rosalie : « qui n’avait point souffert, qui n’avait presque pas gémi, dont l’enfant, l’enfant bâtard, était sorti sans peine et sans tortures ». Cette suite de relatives donne à la phrase un rythme très régulier, fait de parallélismes syntaxiques et de structures binaires. Le lecteur entre ainsi dans le cheminement de la pensée du personnage, qui ressasse toujours les mêmes choses. Cette jalousie la pousse à considérer avec mépris à la fois Rosalie et son enfant. Celle-ci est réduite à sa condition sociale, que Jeanne trouve inférieure à la sienne, ou est désignée par des termes péjoratifs : elle n’est plus que « sa bonne », « cette fille étendue », « l’autre » et l’enfant, quant à lui, devient un « enfant bâtard ». L’injustice que ressent Jeanne est ainsi soulignée puisque son propre enfant, qui la fait tant souffrir, est un enfant légitime. Ce sentiment explique sa révolte envers Dieu et le destin, que nous avons analysée plus haut. Le texte, étant en grande partie en focalisation interne, le narrateur utilise, pour désigner les personnes, les termes qui correspondent à ce que Jeanne ressent à leur égard en cet instant. Le langage devient alors trivial et assez cru : « où sa bonne était tombée aux pieds de ce même lit avec son enfant entre les jambes ». [Transition entre les deux paragraphes] Julien, l’époux de Jeanne, qui assiste à la scène, a manifestement la même attitude que lors de l’accouchement de Rosalie. À sa révolte contre l’absence de souffrance de Rosalie s’ajoute une autre révolte, celle-ci, contre l’indifférence de Julien. Cned – 7FR20CTPA0112 3/4 [Paragraphe b] Cette lucidité intervient pendant les moments de répit, la douleur étant trop forte pour lui permettre de réfléchir à d’autres moments : « Parfois la crise devenait tellement violente que toute idée s’éteignait en elle ». Comme nous l’avons commenté précédemment, Jeanne n’est plus que souffrance. Les deux paragraphes s’opposent. Le paragraphe suivant commence ainsi : « Dans les minutes d’apaisement elle ne pouvait détacher son œil de Julien ». Elle devient alors extrêmement lucide comme l’indique la métaphore : « Elle retrouvait avec une mémoire sans ombres... ». Mais cette lucidité la fait davantage souffrir, ajoutant une souffrance morale à la souffrance physique, introduite par un « et » de conséquence : « et une autre douleur, une douleur de l’âme l’étreignait ». De la même façon qu’il avait défini la souffrance physique, le narrateur définit précisément cette souffrance et la met en valeur par la répétition et les allitérations en [l] : il s’agit d’ « une douleur de l’âme » qui « l’étreint », c’est-à-dire d’une souffrance intérieure et profonde qui s’empare d’elle. Jeanne revoit alors Julien tel qu’il était lors de l’accouchement de Rosalie et la ressemblance entre son attitude passée et présente la révolte : « Elle retrouvait avec une mémoire sans ombres les gestes, les regards, les paroles de son mari devant cette fille étendue ». Cette ressemblance est d’abord mise en valeur par l’emploi des verbes « retrouver » et « se rappeler » et de l’adjectif « même » : « se rappelant ce jour où sa bonne était tombée aux pieds de ce même lit ». Cette mémoire sans faille lui permet de comparer les deux scènes. Jeanne va d’une scène à l’autre, faisant un parallèle constant à la fois entre Rosalie et elle et entre le Julien d’autrefois et celui d’aujourd’hui. L’énumération au pluriel des « gestes, (des) regards, (des) paroles de son mari devant cette fille étendue » montre que tout le passé défile sous les yeux de Jeanne et qu’elle se remémore ce moment du passé comme une véritable scène. L’emploi métaphorique du verbe « lire » souligne sa clairvoyance et la nouvelle distance qu’elle vient de mettre entre elle et cet étranger, qui est pourtant son époux et le père de son enfant : « et maintenant elle lisait en lui, comme si ses pensées eussent été écrites dans ses mouvements, elle lisait le même ennui, la même indifférence pour elle que pour l’autre, le même insouci d’homme égoïste, que la paternité irrite ». Julien est désigné par le terme générique de « mari » et par la périphrase « homme égoïste » ; il est aussi caractérisé par ce qu’elle découvre en lui : « ennui », « indifférence », « insouci », « irritation ». Ces quatre expressions en gradation se répondent, prenant ainsi de l’ampleur. La répétition de l’adjectif « même » souligne la ressemblance entre passé et présent et condamne Julien. Le néologisme « insouci » met en valeur son indifférence, son absence de sollicitude . [Axe 3 : phrase d’introduction] Métamorphosée par la douleur, Jeanne maudissait déjà Dieu. Voici que désormais elle éprouve la même haine pour son époux et sa progéniture. [Paragraphe a] Jeanne, en quelque sorte, n’a plus d’existence propre, elle est devenue ce qu’elle ressent : « Alors une révolte furieuse, un besoin de maudire emplit son âme, et une haine exaspérée... ». Ce sont des sentiments extrêmement violents qui, manifestement, étant en gradation, montent en elle et l’envahissent de façon progressive : « emplit son âme » : l’on passe de la « révolte furieuse » (rappelons que furieux signifie « qui rend fou »), au « besoin de maudire » puis à la haine et, notamment une haine qualifiée d’ « exaspérée » et donc d’une extrême intensité, parvenue au plus haut point. La haine pour l’époux rejaillit sur l’enfant. Le rythme et le parallélisme syntaxique des deux propositions, mettent sur le même plan le père et l’enfant : « contre cet homme qui l’avait perdue, et contre l’enfant inconnu qui la tuait ». L’enfant à naître est en effet pour elle un « enfant inconnu » et n’est pour l’instant qu’une source de souffrances, et de souffrances délétères 1 , comme le montre l’expression : « l’enfant inconnu qui la tuait ». Maupassant, auteur réaliste, désire montrer comment la souffrance modifie les sentiments des êtres les plus doux. On est bien loin de l’idéalisation de l’accouchement, symbole d’espoir et de renouveau, et de celle de la mère, incarnation de l’amour total. Le principe déjà évoqué de focalisation interne permet au lecteur de lire
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