Hugo "Crépuscule"
Par Ramy • 22 Juin 2018 • 1 433 Mots (6 Pages) • 423 Vues
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accentue l’urgence de la question ?
Le vers 9 « Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ? » résonne comme un aparté perplexe, qui pourrait être celui du poète témoin. Du vers 10 au vers 17, ce sont des voix d’outre-tombe qui s’imposent et qui interpellent les vivants. Mais au vers 25, c’est de nouveau une voix impersonnelle – celle du poète, bien qu’il n’y ait pas un seul « je » dans tout le poème – qui tire la conclusion de cet échange mystérieux : « Aimez-vous ! ».
III. Plus qu’un carpe diem : une vision du monde
1. Un carpe diem ?
Comment comprendre cette injonction « Aimez-vous ! » ?
S’agit-il d’une invitation aucarpe diem épicurien : la vie est brève et il faut profiter de l’instant présent et des plaisirs de l’amour ? Hugo s’inscrirait alors dans l’esprit des poètes latins comme Horace, de ceux de la Renaissance comme Ronsard avec le célèbre « Mignonne allons voir si la rose… ».
Certes, « Crépuscule » n’est pas dénué d’une dimension sensuelle, érotique même, mais elle reste discrète : il y est bien question de « baisers », de « lèvre » et de « bouche », bouche faite pour « les baisers » et pour goûter les « fraises », « lèvre » rouge comme une fraise et rougie par son jus.
L’originalité de « Crépuscule » tient d’abord à ce que l’injonction est formulée non par le poète vivant mais par des morts, instruits par leur propre expérience. Il y a une certaine solennité didactique dans cette prosopopée spectaculaire adressée aux vivants : « Aimez » résonne comme une leçon au présent de portée générale, alors que les premiers verbes « frissonne », « apparaît », sont au présent d’énonciation, pour la mise en place du cadre nocturne.
2. Entre paganisme et christianisme
Hugo se fait l’interprète d’une religion syncrétique de l’amour, qui associe le paganisme du culte de « Vénus » (curieusement décrite comme une Diane chasseresse, la déesse vierge qui parcourt les bois) à des références à « Dieu », depuis le « cimetière » d’un village chrétien. L’« ange du soir » est plus Cupidon que l’archange Gabriel dans sa mission annonciatrice.
Hugo met bien son étoile dans les « cieux » – le pluriel a une connotation plus religieuse que le singulier « le ciel » –, mais cette étoile brille avec la sensualité et la fraîcheur d’une « fleur de lumière », synesthésie qui fait qu’on ne peut pas la confondre avec la simplicité rayonnante de l’étoile de Bethléem.
Les Évangiles ordonnent : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ; cependant, dans « Crépuscule », il ne s’agit pas d’un amour charitable, fraternel ou conjugal, mais de celui des « couples d’amants », et les « prières » des morts seront d’autant plus fécondes qu’elles auront été précédées d’une intense vie amoureuse.
3. Un hymne à l’amour qui traduit une conception du monde
Cet hymne à l’amour s’inscrit dans la conception même du monde selon Hugo, une mystique marquée par une dualité, une bipolarité symbolisée par le crépuscule, entre nuit et lumière. Entre la mort et la vie, il n’y a pas antagonisme mais continuité, perméabilité, échange d’énergie. Paganisme, animisme, christianisme ?
Les frontières se dissolvent car, pour Hugo, « tout vit, tout est plein d’âme » ; la multiplication des antithèses, des parallélismes et des chiasmes dans le poème traduit cette circulation d’un principe vital qui permet à la nature de donner avec générosité ses « blés », ses fruits, ses « fraises ».
Les trois derniers vers, avec leurs enjambements successifs, donnent au propos une grandeur mystique qui chante l’harmonie du monde. Le dernier vers propose une belle synthèse : l’amour réconcilie les « vivants » et « les morts » dans l’équilibre parfait de l’alexandrin, construit sur un parallélisme où les termes se répondent.
Conclusion
« Crépuscule » est loin d’être un jeu de poète se servant dans le magasin d’accessoires des thèmes romantiques, avec la nature inquiétante ou protectrice, la mort et ses « suaires », ses « tombeaux » et ses voix d’outre-tombe. Hugo, proscrit et exilé à Jersey, est hanté par la mort de sa fille avec qui il essaie d’entrer en communication par le spiritisme. Encore vivant, il est déjà « pensif », il voit et entend au-delà du réel et ressent profondément « ce que dit la bouche d’ombre ». [Ouverture] Cela peut aujourd’hui faire sourire certains, mais ils oublient qu’Hugo avait en son temps le respect de Rimbaud, le plus jeune des poètes, le plus révolutionnaire aussi. Pour Rimbaud, le poète doit être un « voyant », un médium inspiré, et il trouvait cette qualité chez Hugo : chez lui, disait-il dans une formule étrange, « il y a du Vu ».
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