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Apollinaire, La peinture et l'image

Par   •  30 Septembre 2018  •  7 929 Mots (32 Pages)  •  456 Vues

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Mais si dans «La Chanson du mal-aimé» c'est un tableau qui a servi comme un des véhicules de l'image centrale, serait-on en droit de suggérer que la peinture a joué un rôle plus que contingent? On pourrait également relever le même fonctionnement de l'image dans d'autres poèmes, notamment dans «Les Colchiques», où il y a un exemple frappant du mouvement en spirale qui revient toujours au même nœud de comparaison : «fleur/yeux», mais qui ajoute chaque fois une nouvelle connotation (amour, maladie, poison), se dilatant jusqu'à embrasser l'éternel féminin («filles de leurs filles»), se contractant pour s'appuyer de nouveau sur le premier point de comparaison («couleur de tes paupières»), et s'ouvrant finalement pour embrasser le vent qui sert comme un autre point de comparaison implicite, le destin qui régit et fleurs et humains.

Le tableau de la «Chanson», comme les fleurs des «Colchiques» lui

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aurait donc servi de simple point de départ visuel, concret. Ce qui est plus frappant dans ces poèmes, c'est qu'Apollinaire est déjà, tout indépendamment d'une influence de la peinture, en possession d'un des moyens qui va éventuellement lui servir comme source de ses manifestations les plus modernes.

Puis il y a eu la rencontre de Picasso. Il semblerait, surtout d'après son article «Picasso peintre», qu'Apollinaire a d'abord et surtout été enthousiasmé par le côté lyrique des tableaux de Picasso, qu'il a réagi directement au sujet, aux personnages, à leurs vies probables, à ce qu'ils symbolisaient. Là évidemment il s'agit de beaucoup plus que d'un simple point de départ, plutôt d'une vraie inspiration au niveau du sujet : ce qui est très évident dans un poème comme «Saltimbanques» où les saltimbanques apparaissent comme des doubles du poète lui-même.

Mais c'est dans ce même poème également que l'influence de la peinture commence à se faire voir de façon beaucoup plus subtile : c'est-à-dire qu'il ne s'agit plus seulement du niveau du contenu, mais aussi d'une certaine analogie entre la présentation des images et les moyens mêmes de la peinture. Par exemple les saltimbanques ne sont définis que par leur mouvement d'éloignement. Leur troupe qui s'en va forme une sorte de trait, un point de fuite dirait-on. Comme dans la peinture également, c'est la tonalité de l'ensemble («les auberges grises, les villages sans églises») qui les caractérise. Leurs traits les plus typiques, résignation, pauvreté, se laissent deviner dans un contour, «l'arbre fruitier se résigne» ou dans le geste de leurs animaux «qui quêtent des sous sur leur passage».

De même dans «Crépuscule», qui évidemment se calque sur un ou sur plusieurs tableaux de Marie Laurencin, c'est le décor qui donne la tonalité, le jour qui s'exténue, le ciel qui est sans teinte, les astres qui sont pâles, et le crépuscule qui définit le charlatan («un charlatan crépusculaire»). Et l'arlequin, double du poète, donne la preuve de ses dons magiques en faisant un geste («manie une étoile qu'il a décrochée») qui relie les deux plans de la terre et du ciel en remplissant l'espace. C'est l'image de l'enchanteur et de celui qui sait des lais pour les reines, conçues cette fois en termes spatiaux, voire plastiques.

Encore une fois nous sommes devant une constante de l'imagination d'Apollinaire - ce thème central et fondamental formulé très tôt du mortel plus que mortel parce que créateur. Mais d'un autre côté, pendant les années en question, c'est-à-dire 1905-1908, l'idée fondamentale

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qui obsédait les peintres et qui trouva son expression plastique la plus nouvelle en 1907 dans Les Demoiselles d'Avignon, fut celle de l'artiste créateur autonome, ce qui avait comme résultat l'affranchissement progressif des contraintes de la représentation, et la volonté de construire selon la conception plutôt que selon que la perception.

Je ne vais pas essayer ici d'approfondir toutes les influences qui ont pu jouer dans ce qui est véritablement le point de départ de tout l'art moderne. Il suffirait de souligner entre autres celles de Nietzsche et de Bergson aussi bien que celles de la technologie moderne et des nouveaux concepts de la physique. Ce que je voudrais ajouter en passant c'est que je trouve qu'on a un peu négligé le rôle qu'Apollinaire a pu jouer dans les discussions de cette époque. Il était sans doute assez désemparé quant aux formes qui allaient exprimer son idéal, mais cet idéal de l'artiste-démiurge, créateur autonome, donc rival de Dieu (ce qui correspondait exactement à la volonté de création d'un Picasso et d'un Braque), n'était-il pas au fond une autre variation sur le thème central de l' Enchanteur et de la «Chanson» ? Apollinaire n'aurait-il pas vite saisi ce qu'il y avait de commun dans leurs visées indépendantes, et renchéri de son côté sur cette coïncidence? De toute façon, je crois qu'il s'agit d'un exemple très marqué du second niveau, c'est-à-dire celui de buts esthétiques partagés. Mais, plutôt que d'influence, je crois qu'il faut parler de rencontre, de coïncidence, de stimulus mutuel et réciproque, et qui trouvait des formes d'expression tout à fait différentes selon qu'il s'agissait de la peinture ou de la poésie. Tandis que les peintres s'acharnaient à trouver des solutions plastiques qui leur permettraient de s'échapper des contraintes de la vieille représentation, telles que la perspective et le chiaroscuro, des poètes, surtout Apollinaire et Max Jacob, ont travaillé de leur côté dans le langage avec les propres moyens du langage pour supprimer la représentation sous la forme de l'anecdote, de l'histoire de ce qu'ils appelaient le sujet, pour pouvoir créer comme des dieux, c'est-à-dire pour remplir un monde vide avec les seuls produits de leur imagination.

Il y a cependant une conséquence de cette idée centrale qui rapproche les deux arts au niveau du contenu même. Car si le sujet extérieur commence à disparaître ou à se déformer, ou à se rassembler selon la seule volonté de l'artiste, le sujet du poème aussi bien que celui du tableau tend à devenir le processus de la création lui-même. Et encore une fois nous sommes devant une des marques les plus frappantes de

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tout

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