Philosophie cas
Par Junecooper • 18 Février 2018 • 2 520 Mots (11 Pages) • 471 Vues
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absolument pas conscience de cette séparation entre âme et corps. L’individu n’a aucune envie de s’évader de quelque lieu que ce soit, il veut vivre. Pour lui, la philosophie n’a l’air que de le railler en lui vantant la mort en tant qu’elle constitue un moyen d’accéder à la vérité. « Mais aussi longtemps qu’il vit sur terre, il doit demeurer dans cette angoisse du terrestre », dans cette angoisse de la mort qui ne doit lui être retirée qu’avec le terrestre lui même. Rosenzweig porte une critique acerbe sur la tradition philosophique qui entend préserver l’homme de toute angoisse de la mort : « Même du brouillard dont l’enveloppe la philosophie, retentit, ininterrompu, son dur cri ; la philosophie aimerait bien l’engloutir dans la nuit du néant, mais elle n’a pas pu lui arracher son dard venimeux, et l’angoisse de l’homme qui tremble devant la piqûre de ce dard inflige un cruel démenti au mensonge compatissant de la philosophie ».
Outre cette revendication de l’individu conscient de son trépas, qui, par son cri, rappelle aux philosophes que l’angoisse de la mort est bien présente, il faut ajouter la critique qu’adresse Nietzsche à Platon. Dans son Crépuscule des idoles, il écrit : « Socratevoulait mourir : – ce n’est pas Athènes, c’est lui-même qui s’est tendu la coupe de ciguë, il a forcé Athènes à la lui tendre… Socrate n’est pas un médecin, s’est-il murmuré à lui même : la mort seule est médecin… Socrate, lui, n’a fait qu’être longtemps malade… » Nietzsche reproche ici à Socrate sa négation de la vie ; il le perçoit comme un individu suicidaire, qui à la vie préfère la mort. C’est là tout le sens de la critique nietzschéenne du platonisme pour qui la recherche de la vérité ne pouvait s’effectuer que par la contemplation des Idées intelligibles aux dépens des choses sensibles et c’est ainsi que Nietzsche définit la philosophie, dans cette entreprise qui tend à privilégier les vérités supérieures à la vie sensible : il s’agit de revenir à la terre, au sensible. Il conçoit la philosophie de Platon comme une philosophie pour la mort, pour laquelle philosopher ne consiste plus à apprendre à mourir mais plutôt à désirer mourir. Or la philosophie ne doit être occupée que par la vie et c’est ce que pense Spinoza, affirmant dans la proposition LXVII du Livre III de l’Ethique qu’un « homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie ». Spinoza s’étonne ainsi que l’on ait pu construire pendant tant de siècle une morale fondée sur une négation du corps, c’est-à-dire sur une négation de la vie. Il identifie les philosophies chrétienne et platonicienne à des méditations de la mort dans le sens où elles ordonnent l’action de l’homme non selon la vérité de ce qu’il est pas nature – c’est-à-dire indissociablement âme et corps -, mais selon leur dissociation, leur dislocation, la mort même. Elles introduisent dans la vie un principe de négation, et c’est en réaction que Spinoza opère un retournement complet de situation : il ne faut plus partir de la mort, c’est-à-dire de l’illusion d’une âme sans le corps, pour penser la vie. Il faut partir de la vie elle-même, donc des affections du corps et de l’âme pour entrer vivant dans la mort.
L’immense enjeu de cette réflexion, c’est la fondation d’une sagesse dont la vie serait le fondement. Cependant, peut-être que cette distinction nette, cette séparation hermétique entre la vie et la mort n’est pas absolument nécessaire. Le poète-philosophe Edmond Jabès a fort bien illustré cette idée en définissant la vie comme « la mort qui vibre ». Dans Le Livre de la Pauvreté et de la Mort, Rainer Maria Rilke écrit : « …le fruit qui est au centre de tout / c’est la grande mort que chacun porte en soi. » Il compare ainsi la mort à un fruit qui mûrit tout au long de notre vie ; l’instant de la mort apparaît comme l’accomplissement de toute une vie. L’homme doit approuver sa mort avant que celle-ci ne se produise, il doit la faire vivre en lui, se l’approprier. Aussi Arthur Adamov, dans la préface du livre, remarque-t-il que « l’homme qui n’a pas sculpté la face de sa vie tremble de peur devant la mort parce qu’elle lui apparaît sans face. Il n’a pu créer la face de sa vie, de même il ne peut créer la face inverse de sa mort ». Apprendre à mourir est un travail de vivant, un travail de sculpteur. Il implique de donner sens à la fois à sa vie et à sa mort afin de mourir de la mort qui est véritablement la sienne. Partant, la mort peut être d’un grand secours pour penser la vie, et lui donner sens. C’est ce que souligne Martin Heidegger, philosophe inspiré par Rilke, dans son ouvrage Etre et Temps. L’homme doit prendre en charge sa propre mort car personne d’autre ne pourra le faire pour lui. Elle devrait se concevoir comme un horizon à partir duquel il serait possible de penser le néant, inscrit au sein même de l’existence. En effet, le sentiment d’angoisse exprime le fait que le néant se donne à l’homme comme « abîme originel » à partir duquel l’étant peut apparaître. Mais cette angoisse n’est pas uniquement la crainte de mourir, c’est également le fait que notre existence, notre vie n’a de sens véritable qu’à partir du moment où elle est pensée « pour-la-mort », c’est-à-dire orientée par elle. C’est donc la mort qui donne sens à notre vie. Mort et vie sont ainsi deux concepts qui peuvent (qui doivent ?) être pensés à l’unisson.
Il est toujours étonnant de constater la complémentarité entre la pensée de Heidegger et celle de Hannah Arendt, son élève, son amante. S’il pense que la vie ne prend sens qu’à partir de la mort, elle préfère l’idée que « la naissance signifie plus que la mort. C’est cela, souhaiter demeurer vivant jusqu’à la mort » (Paul Ricoeur, La Critique et la conviction). Arendt affirme dans Conditions de l’homme moderne que « le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale et « naturelle », c’est le fait de la natalité dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir ». Si l’on veut avoir une pensée complète, totale du mourir, il est nécessaire de réfléchir à la notion de naissance : une vraie pensée du mourir s’accompagne fondamentalement d’une pensée du naître. Montaigne écrivait ainsi dans le livre II de ses Essais : « De façon que ce qui commence à naistre ne parvient jamais jusques à perfection d’estre, pourantant que naistre n’achève jamais, et jamais n’arreste, comme estant à bout. Ains, depuis la semence, va toujours changeant et muant d’un à autre… » La vie est
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