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Edouard Manet et l'influence de la peinture espagnole

Par   •  24 Octobre 2018  •  9 134 Mots (37 Pages)  •  739 Vues

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«J’ai fait un type de Paris, étudié à Paris, en mettant dans l’exécution la naïveté du métier que j’ai retrouvée dans les tableaux de Velasquez. On ne comprend pas, on comprendra peut-être mieux si je fais un type espagnol.»[4]

Manet fut pour une fois perspicace et devina ce que le public et le jury attendaient de lui. En composant Le Chanteur espagnol, il sut harmoniser le fond et la forme. Sans renoncer au style espagnol du XVIIème, et sans chercher à tout prix une actualité qui aurait pu le desservir, il se décida à jouer le jeu de l’exotisme. Il réalisa donc, avec un modèle d’atelier et quelques accessoires pris dans la réalité madrilène, un Guitarero qui ressemblait comme un frère à cet homme vêtu de noir, le fameux Huerta[5]. Le jury[6] du Salon de 1861, non seulement accepta les deux envois de Manet, qui avait joint à son chanteur le Portrait de Monsieur et Madame M., mais il le célébra en lui décernant le "Prix honorable".

Emportant l’adhésion de tous, cette toile saluée comme une œuvre pleine de promesses et d’une grande qualité d’exécution, fut son premier véritable succès[7]. Delacroix, qui avait déjà soutenu le peintre au Salon précédent, et Ingres vantèrent le talent de ce jeune artiste ; Théophile Gautier, auteur du Voyage en Espagne et journaliste influent, entonna en son honneur un chant de gloire dans le Moniteur Universel du 3 juillet (le jour même où se déroulait la cérémonie des récompenses), cet article sonna comme une consécration.

«Caramba ! Voilà un Guitarero qui ne vient pas de l’Opéra-comique, et qui ferait mauvaise figure sur une lithographie de romance, mais Velasquez le saluerait d’un petit clignement d’oeil amical et Goya lui demanderait du feu pour allumer son papelito. [...] Il y a beaucoup de talent dans cette figure, de grandeur naturelle, peinte en pleine pâte, d’une brosse vaillante et d’une couleur très vraie.»[8]

L’accueil fut quasi unanime, tous ou presque[9] admirèrent dans le jeune réaliste le digne descendant des maîtres espagnols.

Fier de ses succès, Manet ne laissa pas se tarir cette veine et, en l’espace de deux ans, de 1860 à 1862, il signa une quinzaine de tableaux à thèmes, à déguisement, à "folklore" espagnol. Parmi les plus célèbres on peut noter : Le Gamin au chien, Les Etudiants de Salamanque, Le Ballet espagnol, Lola de Valence, Mariano Campurbi, L’Enfant à l’épée, Jeune femme en costume de Majo, Mademoiselle V. en costume d’espada, ou encore Jeune femme allongée en costume espagnol.

Le prestige de l’Espagne se confondait chez lui avec celui de la modernité et, depuis le Chanteur espagnol, avec celui de sa propre réussite. De plus, ce pays toujours à la mode suscitait un vif engouement, entretenu il est vrai par les multiples spectacles qui envahissaient les scènes parisiennes ; les danseuses de Jota aragonesa et les chanteurs de flamenco faisaient florès, Manet, profitant de la venue du Théâtre Royal de Madrid[10], croqua donc ce petit monde. Comme Degas le fera un peu plus tard, Manet s’attacha alors à exprimer la vie moderne dans ses manifestations extérieures : le monde de la scène. Il pouvait ainsi assouvir son goût pour les types et les costumes dont les couleurs étaient celles qui correspondaient le mieux à ses aspirations du moment, tout en répondant au goût du public avide[11] de cet espagnolisme d’opérette. Il décida d’en immortaliser les figures marquantes, Mariano Campurbi et Lola de Valence, sans négliger cependant l’effet d’ensemble avec Le Ballet espagnol, qui est censé représenter une scène du ballet, La Fleur de Séville et La Posada.

Mais si Toulouse-Lautrec saisira sur le vif les artistes dans leur chahut endiablé au Moulin Rouge, Manet leur demandait de venir dans l’atelier de son ami Alfred Stevens, 18 rue Taitbout, prendre des poses artificielles dans des décors factices. Plus préoccupé de rendre l’impression générale, celle qui correspondait le plus à l’image que l’on s’en faisait, que la réalité rigoureuse mais un peu trop austère, Manet mit ces personnages en scène.

Il détruisit pour mieux recomposer, créant ainsi une illusion plus proche de la vie que la réalité elle même. Bien que l’Espagne du peintre fût une Espagne de théâtre, de déguisements, de pampilles et de castagnettes, elle ne ressemblait en rien à ces sordides et déshumanisées scènes de genre. Usant de tous les stratagèmes[12], Manet créa des espagnols plus vrais que nature. Un œil averti ne s’y trompait guère, mais il était bon de se laisser duper. Gautier l’avait compris quand il déclarait au sujet de ce Chanteur, qu’il ressemblait à s’y méprendre à un espagnol, bien qu’il n’en portât pas les signes distinctifs. L’habit ne faisant pas le moine, il n’était pas grave que le costume ne fut qu’“une pittoresque invention d’atelier”, l’homme qui le portait, lui, sortait du cadre étroit de la scène d’un opéra-comique, pour rejoindre à pas de géant l’univers de Velasquez.

Même si l’ardeur de son hispanisme ne l’empêchait pas de peindre quelques toiles représentant la banlieue parisienne, comme ce tableau de La Pêche, il revenait constamment à ses sujets de prédilection ; Espagne réelle - celle des ballets et de chanteurs - ou Espagne de fantaisie - ses proches revêtaient alors l’habit de lumière, ou les robes à falbalas -, elle envahissait avec bonheur son œuvre. Rassuré par ses succès passés, il se présenta confiant au Salon de 1863, où il ne fut pas accepté. Sa carrière s’ouvrant pourtant sous les meilleurs auspices ne pouvait laisser présager du tour qu’allait prendre les événements ; c’est donc dépité qu’il exposa au Salon des Refusés son Déjeuner sur l’herbe (dont le titre initial était Le Bain), entouré par deux Saints intercesseurs, Jeune homme en costume de majo (son frère) et Mademoiselle V. en costume d’espada (Victorine Meurant). Comme le remarque Françoise Cachin, «ses familiers et l’Espagne se tenaient la main pour soutenir les débuts du grand scandaleux que Manet allait désormais être toute sa vie»[13].

3) Manet, le scandaleux, et la critique.

1863, année terrible pour Manet, année où son nom allait se répandre, telle une traînée de poudre, à travers tout le monde artistique, pour retentir comme un coup de canon au Salon des Refusés.

Indignation, mépris, horreur, le public ne savait plus quel comportement adopter pour témoigner sa colère. Cette année s’annonçait pourtant libérale ; Napoléon III, sensible aux plaintes des nombreux refusés du Salon,

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