L'amour selon moi cas
Par Matt • 25 Février 2018 • 2 454 Mots (10 Pages) • 601 Vues
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mais curiosité des époques disparues et des spectacles de la nature. Il chante la Grèce et la Sicile, les Centaures aux puissantes vigueurs, et les Nymphes aux chairs neigeuses ; le vaisseau de Virgile l’emporte en Italie où il s’éprend de cette nouvelle civilisation ;il évoque tour à tour le Moyen Âge et la Renaissance, les Conquérants de l’Or, les paysages tropicaux, les Romanceros espagnols, et les splendeurs de la nature et du rêve. L’amour des spectacles divers n’est pas seulement un refuge pour son âme souffrant de l’existence présente et la haïssant, ainsi qu’il l’était pour Flaubert que le dégoût de la vie moderne poussait vers Salammbô, ou pour Leconte de Lisle dont le cri de pessimisme révolté couvre parfois le sentiment de la contemplation esthétique ; il répond à sa conception de la vie et du monde. Tandis que dans la Légende des Siècles l’homme est presque toujours au premier plan, dominant de sa volonté tous les êtres, M. de Heredia le soumet aux forces naturelles qui régissent l’univers ; l’homme n’est plus le point central vers lequel tout converge, il s’harmonise aux grandes lois rythmiques qui régissent le monde. Le poète s’écrie dans Mer montante :
Et j’ai laissé courir le flot de ma pensée, Rêves, espoirs, regrets de force dépensée, Sans qu’il n’en reste rien qu’un souvenir amer. L’Océan m’a parlé d’une voix fraternelle, Car la même clameur que pousse encor la mer Monte de l’homme aux Dieux, vainement éternelle.
La plainte monte exhalant notre infélicité et notre inquiétude, se mêle aux plaintes infinies des choses, et pleure inutilement la mort des rêves et des stériles désirs. Mais ce n’est point le renoncement bouddhique qui attire M. de Heredia, et le pessimisme de Leconte de Lisle lui demeure étranger : pour l’auteur des Poèmes barbares, la vie humaine est un mal, et le mal vient de l’action ; ses vers splendides et sereins clament la protestation sans espérance contre la douleur physique et morale et disent l’inanité de l’effort et de la lutte : le
Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ?
résume la vanité de tous les sentiments humains, et reste le suprême désespoir de ce nihilisme grandiose qui trouble immensément. Avant lui, Alfred de Vigny avait proclamé la grandeur du stoïcisme, et prescrit de se renfermer dans un hautain silence. Pour Vigny comme pour Leconte de Lisle, l’homme, soumis aux lois universelles, est écrasé sous le poids d’un injuste destin ; la nature mauvaise et perverse se plaît à le duper de toutes manières ; ses organes insuffisants et ses trop vastes pensées lui font une spéciale aptitude à souffrir. Au contraire, pour M. de Heredia la nature est essentiellement bonne, et plus l’homme se rapprochera d’elle, plus il trouvera de bonheur et de calme : il chante les hommes primitifs et le libre déploiement de leurs forces intactes ; ses épigrammes et ses bucoliques évoquent la vie heureuse des Grecs et la tranquillité des champs ; toute une suite de ses poèmes célèbre les vergers et leur fraîcheur qui rassérène les âmes ; dans un sonnet adressé aux Montagnes divines, il exalte son amour de la nature et de la liberté. C’est la vie naturelle qui est saine, et si penser à soi et à ses peines rend malheureux, l’acceptation simple et complète de la vie et la contemplation des spectacles de l’univers apportent au cœur la plénitude de la joie. La nature est si belle avec ses jeux de lumière et ses paysages de soleil. Le poète ne sent point le mystère des choses comme Baudelaire, si mélancolique dans sa triste volupté, chantre des larmes d’argent de la lune, de la nature pâmée et troublante ; il préfère les tons chauds et éclatants des pays tropicaux, il aime à savourer « l’ivresse de l’espace et du vent intrépide ». Le jeu des forces et des muscles le ravit, et volontiers son vers célèbre les triomphateurs comme Pindare célébrait les vainqueurs aux courses. Mais, si la nature incite à l’harmonieux développement de l’être, elle n’est pas pour lui conseillère de sensualité, et son rêve de vie joyeuse est plus élevé que celui de Théodore de Banville qui, épris de jeunesse et de plaisir, aurait volontiers chanté après Ronsard :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.
Le bonheur est dans la paix intérieure et le calme de l’esprit : son idéal de vie semble être tantôt l’existence simple, saine et sereine des bergers qui vivent dans la contemplation des paysages et la tranquillité du devoir accompli, tantôt le destin glorieux et noble des vainqueurs qui tombèrent du soleil des batailles, et moururent pleurés des héros et des vierges. En résumé, il n’est ni désenchanté comme Leconte de Lisle, ni sensuel comme Banville, ni artificiel comme Baudelaire. Il veut le libre déploiement des forces, et l’harmonieux équilibre de l’être, l’acceptation de la vie et la soumission aux lois de la nature : les rythmes qui président aux destinées du monde sont révélateurs de joie pour qui sait les comprendre et s’y plier. Tout homme trouve la sérénité et le bonheur dans l’accomplissement de son labeur et la contemplation des choses ; lui-même ne perfectionne-t-il pas, avec un souverain plaisir, la forme rare de ses sonnets et ne sent-il point la mystérieuse correspondance qui unit l’harmonie de ses vers à l’harmonie universelle ? Le culte de la forme est une croyance, et toute croyance console. Aussi sa philosophie de la mort correspond-elle à son rêve de vie : elle lui apparaît comme la fin inévitable et il juge indigne de la redouter comme de la désirer ; il en parle sans amertume et sans effroi. Mais, comme il n’est point découragé et que la vie lui semble bonne, il n’arrête point sa pensée aux songeries funèbres et il attend le trépas avec la lassitude calme de son Laboureur qui a peiné quatre-vingts ans sur le sol, et s’attend à labourer peut-être encore des champs d’ombre arrosés par l’Érèbe. N’est-ce pas un grand philosophe, celui qui peut trouver la joie dans son travail, qu’il s’agisse d’un sonnet à ciseler ou d’une terre à labourer, et qui parle avec sécurité de la fin des choses ?... Et pourtant cette impression de joie sereine, qui domine à la lecture des Trophées, n’est point unique. Parfois une inquiétude passagère effleure l’harmonie de ces vers trop beaux. Ce sont des désirs confus qui remplissent ce cœur épris des plus vastes songes, ou de subits alanguissements qui le pénètrent mystérieusement et mêlent leur frémissante caresse à la douceur des rythmes mélodieux. Le poète vient au bord de l’Océan bercer son cœur triste au murmure grave
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