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L’Espagne, l’antithèse des Lumières. La consécration de la leyenda negra espagnole dans la littérature philosophique du XVIIIe siècle.

Par   •  21 Octobre 2018  •  4 446 Mots (18 Pages)  •  507 Vues

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[c]’est un prêtre en surplis, c’est un moine voué à l’humilité et à la douceur, qui fait dans de vastes cachots appliquer des hommes aux tortures les plus cruelles. C’est ensuite un théâtre dressé dans une place publique, où l’on conduit au bûcher tous les condamnés, à la suite d’une procession de moines et de confréries. On chante, on dit la messe, et on tue des hommes. Un Asiatique qui arriverait à Madrid le jour d’une telle exécution, ne saurait si c’est une réjouissance, une fête religieuse, un sacrifice, ou une boucherie, et c’est tout cela ensemble.[17]

Tout ce passage est construit autour de l’opposition des lexiques de la fête d’un côté (métaphores du « théâtre » et de la « fête religieuse », « réjouissance », « on chante »), et des lexiques du meurtre de l’autre (« cachots », « tortures », « bûcher », « condamnés », « on tue des hommes », « exécution », métaphores du « sacrifice » et de la « boucherie »). Or, l’autodafé, qui se présente aux yeux de Voltaire comme un véritable oxymoron, une sorte de ‘boucherie réjouissante’, n’est pas du tout vécu comme une contradiction par le peuple espagnol, comme en témoigne cette phrase d’une ironie terrifiante : « on chante, on dit la messe et on tue des hommes », comme s’il s’agissait là d’un détail sans importance. L’apposition des trois propositions produit ici un effet d’homogénéisation du contenu. Les Espagnols tuent des hommes comme ils chantent et disent la messe : avec la même insouciance.

Dans ses contes philosophiques, Voltaire évoque également la cruauté des scènes d’autodafé. On pense à Candide, aux Lettres d’Amabed, au Sermon du rabbin Akib, mais surtout à L’Histoire des voyages de Scarmentado, où Voltaire nous offre sa description la plus accomplie de cette atroce scène[18].

De manière très intéressante, Voltaire se sert également de la fiction pour réaliser le souhait, déjà exprimé par Montesquieu dans la lettre persane n°78, de créer un tribunal contre l’Inquisition[19]. Dans la Princesse de Babylone, le héros Amazan jette au bûcher l’inquisiteur sévillan qui s’apprêtait à faire brûler sa bien-aimée Formosante, accusée de sorcellerie.[20] Puis suit la scène suivante :

[ …] Amazan vit de loin comme une armée qui venait à lui. Un vieux monarque, la couronne en tête, s’avançait sur un char traîné par huit mules attelées avec des cordes : cent autres chars suivaient. Ils étaient accompagnés de graves personnages en manteau noir et en fraise, montés sur de très-beaux chevaux ; une multitude de gens à pied suivait en cheveux gras et en silence.

D’abord Amazan fit ranger autour de lui ses Gangarides, et s’avança, la lance en arrêt. Dès que le roi l’aperçut, il ôta sa couronne, descendit de son char, embrassa l’étrier d’Amazan, et lui dit : « Homme envoyé de Dieu, vous êtes le vengeur du genre humain, le libérateur de ma patrie, mon protecteur. Ces monstres sacrés dont vous avez purgé la terre étaient mes maîtres au nom du vieux des sept montagnes ; j’étais forcé de souffrir leur puissance criminelle. Mon peuple m’aurait abandonné si j’avais voulu seulement modérer leurs abominables atrocités. D’aujourd’hui je respire, je règne, et je vous le dois. »[21]

Cette scène est particulièrement intéressante, car elle indique la fonction de l’hétéro-stéréotype de l’autodafé dans la logique interne de la pensée des Lumières. En effet, ce stéréotype permet à Voltaire de mettre en valeur les idées des Lumières par contraste avec la cruauté et l’injustice que représente cette pratique. Amazan, en jetant l’inquisiteur sur le bûcher, peut en ce sens être considéré comme la personnification même des idées des Lumières. Il est, comme l’écrit Voltaire, le « vengeur du genre humain », un modèle de justice, de paix et d'égalité.

- L’obscurantisme espagnol : la dénonciation de l’aveuglement scolastique.

L’Inquisition entretient un lien étroit avec le deuxième hétéro-stéréotype de l’Espagne, présent dans la France des Lumières : l’obscurantisme. En effet, le fanatisme et la superstition, sur lesquelles reposent les pratiques inquisitoires, sont une forme de servitude de la raison humaine, qui est entretenue, voire cultivée par l’ignorance dans laquelle le peuple est maintenu par le Clergé. L’obscurantisme désigne une attitude qui s’oppose au savoir et au progrès, et constitue à ce titre une véritable antithèse des Lumières, comme l’indique déjà l’antinomie de l’obscurité et de la lumière.

D’Alembert, dans l’article « École (Philosophie de l') » de l’Encyclopédie qu’il édite avec Diderot, attribue même à la politique de l’Inquisition le retard, voire l’anti-progressisme des Universités ibériques :

les universités d'Espagne et de Portugal, grâce à l'Inquisition qui les tyrannise, sont beaucoup moins avancées. La Philosophie y est encore dans le même état où elle a été parmi nous depuis le douzième jusqu’au dix-septième siècle ; les professeurs jurent même de n'en jamais enseigner d'autre : cela s'appelle prendre toutes les précautions possibles contre la lumière[22].

C’est à la philosophie scolastique, et donc indirectement à l’ignorance de ce que Voltaire nomma la « saine philosophie » [23], que D’Alembert attribue ici tacitement l’obscurantisme des Universités. Même l’Université de Salamanque, qui est pourtant connue pour son excellence à l’époque, ne forme que des ignorants, car elle se borne également à enseigner « le droit canon la théologie et la philosophie scolastique ». « On enseigne », écrit De Jaucourt dans l’article qu’il consacre à l’Université de Salamanque, « les deux principales chaires, la doctrine de S. Thomas d'Aquin, le docteur Angélique et celle de Jean Scot, le docteur subtil, qui établit le premier l'immaculée conception de la sainte Vierge. La bibliothèque de cette université est presque vide de livres, et ceux qui s'y trouvent sont tous enchaînés »[24]. En un sens, on pourrait dire que les philosophes scolastiques, ces « ennemis secrets de la raison humaine »[25], sont la personnification même de l’obscurantisme espagnol, auquel s’opposent tous les philosophes des Lumières.

Mais c’est le Clergé qui est concrètement accusé de maintenir le peuple espagnol dans l’ignorance. Ils utilisent cette stratégie perverse pour les rendre aveugles à l’atrocité de l’Inquisition. L’idée est que le culte de l’ignorance n’est pas seulement

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