Étudier la poétique de l'espace dans les œuvres de Rilke
Par Ninoka • 12 Octobre 2018 • 1 606 Mots (7 Pages) • 593 Vues
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L'intériorité qu'il décrit est animée de mouvements, on part du toucher d'un tableau prosaïque du monde vers un espace profond dans lequel le cœur dessine un paysage stellaire intérieur: Par exemple dans l'Album du docteur Oskar Reichel, Rilke propose de "Toucher le monde: qu'il s'abîme en la compréhension profonde du tableau; et que votre cœur dessine par-dessus une voûte apaisante". Après ce conseil suit le poème Pour Oskar Kokoschka dans lequel il montre le basculement opéré d'un espace quotidien indiqué dans le paratexte introductif: "Debout des heures durant dans le tramway avec devant moi des arrières cous pulsant un sang mauvais, il m'est venu contre les nuques une telle haine que...". Enfin, il montre le basculement vers une intériorité, d'abord par le bris du verre des plus intérieures fenêtres, métaphore des moyens d'appréhension de l'âme (organes des sens, intelligence, imagination, inspiration, intuition), pour reconnaître et laisser place à un espace intérieur:
"Un verre se brise-t-il, il ne se brise encore en vous... Nous n'avons rien que ce qui est là, intérieur,
nous avons tout ce qui est là, intérieur."
Rilke insiste sur le caractère intérieur de cette expérience en se demandant comment rester dans ce vécu qui ne fait que se déliter:
"Puisque le disparu est là, intérieur, et ne disparaît plus depuis qu'intérieur.
Que dans le disparaître est ce qui est intérieur. Comment saisir ce qui est dans le disparaître?"
La réponse de Rilke à cette question est d'exprimer cet être intérieur vécu dans et par l'art poétique, avec cette idée d'espace non délimité qu'il appelle "l'Ouvert". On trouve ce concept particulier dans la huitième Elégie:
"Par tous ses yeux la créature voit l'Ouvert. Seuls nos yeux sont comme invertis et posés autour d'elle, tels des pièges qui cernent sa libre sortie."
C'est peut-être par son caractère ouvert et sans limite que peut difficilement se saisir "ce qui est dans le disparaître".
Cependant, comme son personnage Malte dans Les cahiers de Malte", Rilke apprend à voir" dans cet espace au delà du regard de l'espace extérieur, cet intérieur disparaissant, "le Pur, l'Insurveillé que l'on respire et qu'on sait infini et ne désire pas.", huitième Elégie.
Le titre d'un poème évoque ce mouvement d'intériorisation, Retournement, dans les Elégie de Duino, dans lequel le cœur sensible (vers 34) serait l'organe de vision:
"œuvre de la vision est faite; fais maintenant œuvre de cœur sur les images en toi, ces prisonnières". La dynamique selon laquelle l'extérieur se retourne en intérieur semble passer de l'œil au cœur pour percevoir et être dans ce que Rilke dénomme "Weltinnenraum", un espace qui s'étend à travers tout ce qui est, il est silencieux et invisible.
Ce terme propre à Rilke, "Weltinnenraum", peut être traduit par paysage intérieur du monde, le monde redessiné par l'œuvre d'intériorisation du cœur. On pourrait aussi associer innen à Welt, alors on peut traduire l'expression rilkéenne par paysage du monde intérieur. Dans ce cas n'apparaît plus l'espace extérieur, on est dans un espace intérieur pur, demeure sans mur de l'être pur ou de l'ange, largement présent dans l'œuvre de Rilke en tant qu'habitant et hiérophante permettant l'accès au monde pur de la nuit qu'il habite, à la fois monde de la vie et de la mort. Cet aspect est décrit dans L'ange dans les Nouveaux poèmes. La figure de l'ange est largement présente dans l'œuvre de Rilke.
Nous avons vu que les images d'espace qu'aborde Rilke dans son oeuvre sont complexes.
Comme tout poème, ses oeuvres présentent des espaces extérieurs poétisés et somme de la mémoire et de l'imaginaire, en cela elles sont bien différentes d'espaces perçu pas les sens ou décrits par la pensée. Mais Rilke explore une autre poésie, dans laquelle l'espace se dynamise et s'intériorise par un nouvel organe sensible: le coeur.
Cet espace semble grandiose mais il est voué à la disparition et il faut le travail du poète pour continuer de le percevoir et peut-être en partager les fruits par la créativité poétique.
En approfondissant l'oeuvre solitaire du poète, la dynamique engagée s'abyme grâce à l'ange, habitant du monde de la vie et de la mort, le poète connaît alors un paysage intérieur du monde dans lequel il découvre l'infinité et l'incommensurable.
Les concepts dans l'oeuvre poétiques de Rilke sont d'une grande modernité car on y trouve de nombreux éléments précurseurs de la phénoménologie. Heidegger s'y est intéressé.
Le philosophie Bachelard a d'ailleurs écrit un livre qui traite de la poétique de l'espace, il y suppose la possibilité pour les lecteur/ récepteur de l'oeuvre des poètes, de faire l'expérience du créateur poétique par la lecture. On peut se demander dans quelle mesure la lecture de Rilke peut nous faire entrevoir les espaces dont il témoigne?
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