Les récits de voyage de Maupassant
Par Raze • 9 Octobre 2018 • 8 249 Mots (33 Pages) • 545 Vues
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- L’art du reportage : Maupassant observateur de la civilisation orientale
De plus, la finalité informative du récit de voyage est un des traits définitoires du genre. Ce processus est particulièrement souligné en Afrique du Nord où le dépaysement est total. Les récits de voyage de Maupassant ont une dimension objective et scientifique apparente, ayant pour but de représenter le pays visité et de faire voyager le lecteur dans des contrées géographiques qu’il connaît peu ou prou. Obéissant à son activité d’envoyé-spécial, Maupassant prend des notes tout au long du parcours[1], émet des observations de terrain qu’il a recueillies et donne un témoignage d’une culture autre, en Afrique du Nord. C’est pourquoi, il n’hésite pas à parcourir la plupart des régions, à vivre directement au milieu des tribus arabes sous leurs tentes selon leurs modes de vie. Il dit dans une chronique intitulée « La vie arabe » :
« Nous avons couché chaque soir sous la tente, au milieu des tribus, vécu de leur vie et mangé leur nourriture pendant vingt jours consécutifs, j’ai donc pu me faire une idée exacte de ce qu’est l’Arabe chez lui ».
Ne se contentant jamais de ce que les autres lui relatent, son ambition est de voir ainsi que de comprendre afin d’être un reporter capable d’éclairer le grand public français sur la situation au Maghreb et d’explorer ses mystères. Il essaye de percer les différences culturelles exotiques, difficilement compréhensible par rapport à la vie occidentale. Il a l’œil ethnographique, attentif aux paysages, à la nature, aux coutumes locales et aux mises en scène de la vie quotidienne voire aux croyances des indigènes. Il entend alors donner « la physionomie étrange de ce pays », « indiquer, par les faits […] les plus caractéristiques, les mœurs, les coutumes, les habitudes de vie des tribus arabes » (« La vie arabe ») et propose des descriptions détaillées et inédites pour l’Européen. Dans « Province d’Alger », Maupassant évoque les rites sociaux comme l’attachement à la vie nomade et la prostitution. Dans « Le Zar’ez », il s’émerveille d’une différence de conception de l’éducation des enfants et décrit la femme arabe ou juive, sensuelle et fascinante, ainsi que ses costumes[2]. Il montre aussi le quotidien des Arabes (les habitudes culinaires, la composition des menus, le rituel des repas, les recettes des mets, leur façon de dormir), les débats judiciaires, les procès truqués, la vénalité des cadis, les relations de hiérarchies sociales, les rites de l’accueil aux étrangers, le décor des tentes, l’offrande du café. Nous nous contenterons de citer l’exemple suivant tiré de « La vie arabe » :
« La fourchette est inconnue : on dépèce avec les doigts ou avec un petit couteau indigène à manche de corne. La peau rissolée, vernie par le feu et croustillante, passe pour ce qu’il y a de plus fin. On l’arrache par grande plaque et on la croque en buvant soit de l’eau toujours bourbeuse, soit du lait de chamelle coupé, soit du lait aigre qui a fermenté dans une peau de bouc, dont il prend le goût fortement musqué. Les Arabes appellent « lében » cette boisson médiocre ».
Il montre que, pour lui, le caractère qui définit le mieux le peuple arabe est l’omniprésence de la religion qu’il présente de même que le Ramadan. Loin de stigmatiser le fatalisme ou le fanatisme, Maupassant essaie de comprendre la mystique musulmane. Il peint ainsi dans La Vie errante des hommes qui ont placé la religion au centre de leur vie, de leurs pensées comme de leurs actions. Maupassant apporte donc un savoir oriental sur l’Ailleurs découvert à faire connaître à son public métropolitain. De plus, formellement le récit de voyage, toujours sous-tendu par une visée encyclopédique, multiplie les mots étrangers qu’il traduit parfois afin de ramener l’inconnu au connu :
« Chaque fois qu’on vient de boire, le caïd qui vous reçoit vous dit : Saa ! (merci !). On doit lui répondre : Allah icelmek ! Ce qui équivaut à notre : “Que Dieu vous bénisse !” ; ces formules sont répétées dis fois pendant chaque repas » (La vie arabe).
La présence des mots arabes et la référence constante aux modes de vie et de pensée du pays d’accueil montrent clairement que la distance entre Maupassant et les Algériens diminue à mesure qu’il les côtoie et qu’il découvre leur langue et leurs habitudes.
- La déformation du réel : mise en scène fictionnelle et poétique du voyage
Cependant le récit de voyage ne se limite pas à des ouvrages descriptifs. L’écrivain se trouve moins dans la reproduction fidèle de la « réalité » que dans les exigences de son art. Au-delà de l’effet de réel de ces récits, Maupassant emprunte à l’univers fictionnel. Son modèle n’est pas le réel mais la littérature. C’est pourquoi ses récits de voyages sont empreints de références littéraires. Dans La Vie errante, il fait allusion à Flaubert : « C’est l’aqueduc de Carthage dont parle Flaubert dans Salammbô », et à Dumas : « Alexandre Dumas père a fait de ce spectacle une description très heureuse et très enthousiaste ». Il en va de même pour les auteurs de l’Antiquité qui sont mentionnés : « Il semble qu’on ait devant soi l’Olympe entier, l’Olympe d’Homère, d’Ovide, de Virgile ». De plus, il se dégage du principe de transparence et utilise des procédés constitutuifs de la fiction comme l’utilisation de temps au passé (notamment le passé simple qui note l’émergence d’un événement) et les marques du langage oral : « J’ai pu causer, au moyen d’un interprète, avec un de ses hommes, et voici ce qu’il m’a raconté » (Au Soleil). Les péripéties du voyage sont dramatisées ou théâtralisées par des formules qui inaugurent le fait rapporté comme un épisode d’un fiction en plaçant en début de phrase le circonstanciel de temps : « Il était trois heures du matin quand un spahi vint m’éveiller en frappant fortement à la porte de la pauvre auberge de Boukhrari » (Au Soleil). Il réduit également le statut référentiel de ses récits lorsqu’il se donne une dimension tragique. C’est le cas dans Au Soleil, où il évoque la tyrannie exercée par le soleil contre la terre, déjà annoncée par le titre. Celui-ci est un « incendiaire », le « grand tyran meurtrier de l’Afrique », « le roi d’Afrique, […] le grand et féroce ravageur ». En outre, l’auteur utilise des procédés littéraires et poétiques afin de transformer le réel. Par exemple, dans Un Soir Maupassant se livre à des oxymores[3] : « Je regardais cette coulée
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