Les acteurs de bonne foi, Marivaux (1755)
Par Plum05 • 27 Octobre 2018 • 1 329 Mots (6 Pages) • 422 Vues
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Son naturel se retrouve dans la qualité de son langage, simple et parfois déformé : celui d’une fille de jardinier. Sa maladresse est touchante, preuve de sa sincérité «amiquié » pour amitié, « pisque » pour puisque, "à cause que" Elle apparaît donc comme une actrice de bonne foi.
- Toutefois, sa incompétence n’est pas totale : si elle suit Merlin dans son jeu, elle y apporte aussi une touche personnelle : les deux connecteurs d’opposition "mais" qu’elle utilise lui servent à introduire son point de vue : elle se montre contente de la situation et le fait savoir.
- En dépit de ses maladresses et de sa naïveté, elle manie le langage avec une habileté certaine comme en témoigne la gradation dans l’expression des sentiments. Elle passe ainsi de la simple formule de politesse, « je sis bien aise », à l’aveu du « plaisir » qu’elle prend, puis de l’ « amiquié » qu’elle a pour Merlin et déclare enfin qu’il lui faut sentir de l’amour. Colette se sert de son inexpérience et de ses faiblesses pour en faire une arme de séduction. Merlin lui a demandé de jouer son rôle, celui d’une coquette et elle le fait en toute bonne foi...
- La seule chose qu’elle ne maîtrise pas en fait ce sont les conventions, elle ne connaît rien des règles de la bienséance qui guident le manège de la séduction ainsi qu’elle le confesse après la première interruption de Merlin : « J’ai cru qu’il n’y avait pas de temps à perdre ». mais elle n’est pas ironique, à la fin quand elle déclare : « J’attendrai, Monsieur Merlin faites vite ». Cet empressement, exprimé ici de manière contradictoire n’a-t-il pas quelque chose de suspect ?
Autrement dit : joue-t-elle encore ou exprime-t-elle un vrai désir? On pourrait ajouter pour corroborer cette interrogation que ses justifications sont un peu nombreuses comme en témoignent les propositions subordonnées de cause " pisque je sis obligée" " pisque c’est mon devoir" "comme il faut avoir de l’amiquié"
III- Les effets du jeu : la méprise et la confusion des partenaires
- Les réactions de Blaise et de Lisette, censés pourtant être de simples spectateurs, prouvent qu’en se méprenant progressivement sur les propos de Colette, ils participent de bonne foi à la pièce imaginée par Merlin.
- Ainsi, Blaise, oubliant qu’il n’est que spectateur, ne peut contenir ses émotions ; il interpelle sa promise dans un langage qui trahit sa condition de fils de fermier. Il déforme les mots : « alle » pour elle, « an » pour on et utilise un vocabulaire familier : « je vois que ça m’annonce du guignon »(= de la malchance), puis il finit par jurer « morguié ».
- Lisette, bien que prise au jeu comme Blaise, témoigne d’une maîtrise plus grande. Elle intervient après lui, donc de façon moins spontanée, et reste constamment assise ; mais, surtout elle exprime son mécontentement en un langage soutenu et de manière beaucoup plus habile. Elle ajoute, en effet, aux propos directs du jeune villageois, une nuance de mépris hautain que révèle par exemple l’utilisation de la litote « je n’aime pas trop » et l’emploi ironique du mot « saillie » choisi paradoxalement pour marquer l’absence d’esprit de Colette.
- Ceci dit, les réactions vont s’amplifiant : la première réaction de Blaise est encore modérée comme le montrent les modalisateurs "an dirait" " je crois » et il est assis cf. la didascalie. Même chose pour Lisette son exclamation finale « Comment ! vous aimez réellement Merlin ! » constitue un hommage bien involontaire rendu au jeu de la jeune villageoise et une perte de contrôle → exclamation.
Conclusion : Ainsi la mise en abyme révèle-t-elle non seulement les coulisses du jeu théâtral mais aussi ses effets. Les « acteurs de bonne foi » que sont Colette et Blaise en particulier conduisent le spectateur à prendre conscience de la puissance de l’illusion. Le théâtre n’est pas la réalité mais en se jouant de la réalité, il permet l’accès aux sentiments cachés, il libère la parole. Derrière le masque, ou peut-être protégé par le masque, l’acteur parvient à exprimer ce qu’il taisait ou contenait dans la vie réelle…
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