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Compte rendu sur L'autre moitié du soleil, Chamamanda Ngozi Adichie

Par   •  27 Septembre 2018  •  5 551 Mots (23 Pages)  •  460 Vues

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Si L’autre moitié du soleil a un intérêt historique, c’est tout d’abord parce qu’il repose sur des données factuelles exactes concernant le Nigéria, aux moments de l’indépendance et de la guerre. Mais le traitement tout à fait littéraire de ces données, qui ont plutôt une dimension anecdotique, et qui servent parfois de prétexte pour faire avancer l’action, doit être interrogé.

Chimamanda Ngozi Adichie, qui a vécu son enfance à Nsukka et qui est née quelques années seulement après la fin de la guerre, élabore un cadre très réaliste pour son récit, à l’aide d’une foule d’anecdotes réelles. La multitude des noms de villes évoquée, que les personnages traversent ou habitent les unes après les autres (Nsukka, Port-Harcourt, Umuahia, Abba, Opi, Lagos, Sabon Gari etc.), donne par exemple une esthétique réaliste au roman, tout comme l’évocation de la faune (criquets, cafards, fourmis, serpents, chèvres), de la flore (palmiers à huile, arigbe, kolatiers, poivrons, brousse) ou encore des aliments consommés (garri, igname, riz jollof etc.). Elle évoque également des maladies liées à la sous-nutrition, comme le kwashiorkor qui fait chaque année plusieurs milliers de morts en Afrique, et utilise parfois des mots igbos, comme Nkem, Kedu ou Ndo. L’évocation récurrente de la musique high-life, qui est un mélange entre jazz et musique traditionnelle Igbo, participe au même effet. A cette peinture fidèle du Nigéria s’ajoutent des anecdotes historiques, qui renforcent la tonalité réaliste du récit : c’est par exemple le cas lorsque Richard rencontre le comte suédois Carl Gustav von Rosen, personnage qui a véritablement participé au ravitaillement du Biafra en constituant une escadrille de cinq petits avions après avoir été recruté par l’association catholique Caritas, dont il est également question à plusieurs reprises dans le roman. Quant aux données factuelles et éléments contextuels qui sont nécessaires à la compréhension de l’intrigue, ils apparaissent à plusieurs reprises dans le roman, mais ils sont quantitativement peu nombreux et sont chaque fois amenés par les mêmes procédés, qui viennent souligner le caractère général de ces affirmations. Par exemple, tous les grands bouleversements politiques qui font voler en éclat les destinées des protagonistes sont presque systématiquement annoncés à la radio : les personnages et le lecteur, ainsi placés sur un même plan, partagent cet outil qui les informe d’abord du coup d’Etat du général Ironsi, puis des premiers massacres Igbos au nord du Nigéria, du blocage des routes, de la proclamation de l’indépendance de la région biafraise, de la déclaration de guerre derrière le général Gowon qui s’ensuit, des premières défaites essuyées par les armées Igbos, puis de leur entrée à Lagos, de leurs contre-offensives, de la reconnaissance du Biafra par la Tanzanie, puis des villes qui tombent les unes après les autres, et enfin de la fuite du colonel Ojukwu. Bien que ces données soient objectives, elles sont annoncées par Radio Biafra, et permettent donc à l’auteur d’esquisser ce à quoi pouvait ressembler la propagande : elle ne consiste pas tant dans une déformation des faits (même si l’exemple de la « négociation de paix» d’Ojukwu montre que cela arrive) que dans une incitation au sentiment patriotique, notamment à l’aide de chants et d’hymnes.

Pourtant, il est difficile de considérer L’autre moitié du soleil comme un roman historique tant la démarche de l’auteure semble contraire. Se focalisant avant tout sur les histoires d’amour ou d’amitié qui nouent et séparent ses personnages, sur leurs ressentis aussi bien que sur l’intensité dramatique du roman, Chimamanda Ngozi Adichie brise la linéarité temporelle si chère aux historiens. En effet, dans la mesure où la deuxième partie est une prolepse et la troisième partie une analepse, le récit n’est pas du tout chronologique. Cette structure, propice à susciter le suspens et l’attente du lecteur, n’aide pas ce dernier à délimiter temporellement les périodes de paix et de guerres. Dans le même esprit, les indications temporelles précises (les dates par exemple) sont très rares, voire inexistantes : en témoignent les titres des parties (« début des années 60 », « fin des années 60 »), volontairement vagues. De plus, tous les protagonistes sont soit Igbos, soit du côté biafrais, choix qui semble aller contre l’impartialité souhaitée dans toute approche historique d’un phénomène : on ne sait rien de l’organisation nigériane, aussi bien militairement que politiquement, aucune de leurs revendications ou justifications de la guerre n’est explicitée. Et justement, dans l’approche de la guerre que ce roman autorise, rien n’est étudié avec les yeux d’un historien, qui se serait d’abord posé la question des causes de cette guerre. Au contraire, le rythme saccadé de la prose ainsi que le peu d’éléments explicatifs donnés au lecteur créent un effet de surprise : et soudain, la guerre est là, sans que l’on puisse vraiment comprendre pourquoi. Par exemple, les allusions au Nigéria colonisé par les Britanniques sont rares (principalement concentrées dans les articles que Richard envoie à Londres), et ce passé colonial est peu souvent décrit avec précision. Cette description historique permettrait pourtant de comprendre en partie pourquoi des peuples, qui cohabitaient plus ou moins pacifiquement depuis le IXème siècle au moins, se livrent subitement à des pogroms puis à une guerre sans merci. Mais rien n’est dit, ou presque, de la politique de l’indirect rule que les Anglais, et notamment Lugard, ont développé au nord du pays, s’appuyant sur une chefferie musulmane préexistante; la situation plus favorable des Igbos, qui ont été privilégiés au niveau des postes administratifs et commerciaux, est également tue. Il serait presque tentant de croire que l’auteure elle-même n’a pas compris la guerre comme une conséquence de la politique du « diviser pour mieux régner », mais un indice semble indiquer le contraire.

Les raisonnements explicatifs et historiques de la guerre, il est vrai, n’occupent pas une place importante dans le récit, mais en marge de ce dernier. En effet, de nombreux chapitres adoptant le point de vue de Richard s’achèvent sur une sorte « d’annexe », dont l’auteur et la fonction demeurent inconnus jusqu’aux dernières pages du roman. Ces annexes, qui sont en réalité les fragments ou ébauches d’un livre intitulé Le monde s’est tu pendant que nous mourions, sont tout d’abord attribuées à Richard, puisqu’elles figurent à la fin de ses chapitres,

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