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Lecture analytique n°4 Albert CAMUS, L’Étranger (1942), incipi

Par   •  22 Février 2018  •  3 237 Mots (13 Pages)  •  682 Vues

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- Ensuite, la relation entre le narrateur et sa mère est ambiguë : opposition éloquente entre la manière dont le narrateur la désigne (« maman », l.1), qui témoigne d’une affection, d’une proximité certaines, et sa désignation sociale, dans le télégramme d’une part (« Mère », sans déterminant), dans le discours du directeur d’autre part (« Mme Meursault », l.27-28 ; « votre mère », l.30) = le lecteur perçoit un lien a priori fort entre le narrateur et sa mère. Mais, d’un autre côté, on constate qu’à l’annonce du décès, la 1ère réaction de M est d’envisager son emploi du temps, question purement matérielle, et même de considérer déjà son retour de l’asile (« je rentrerai demain soir », l.5). D’autre part, la 1ère phrase est très choquante, dans la mesure où elle associe le terme « maman » qui marque la proximité, et le verbe « est morte » qui, sans aucune recherche d’euphémisme, est d’une grande violence : cette phrase d’ouverture est un simple constat, qui allie affection et extrême distance. De même, il désigne l’enterrement de sa mère par des mots qui heurtent le lecteur (« excuse pareille », l.6 ; « affaire classée », l.11).

- Enfin, tous les autres personnages soit entretiennent une relation sociale avec le narrateur, donc loin de toute affection possible, d’amitié (« mon patron », l.5 ; le restaurant de « Céleste », prénom qui reste associé à une enseigne, ce qui n’est donc pas un indice personnel, intime : il n’existe que comme patron du restaurant), soit restent étrangement anonymes malgré la manifestation de leur « peine » (l.13) : le narrateur ne ressent que de l’indifférence à leur égard, ce qui se traduit par le pronom « ils » (l.13) qui ne désigne personne de précis (aucun référent), par l’anonymat où ils restent plongés (on ne leur donne pas de prénom, sauf à Emmanuel, un simple voisin sans importance, un collègue de travail comme on l’apprendra plus tard.

= Il y a donc un décalage déstabilisant pour le lecteur entre la démonstration d’affection de ces personnages sans épaisseur dans le récit et la distance de M.

3) Le statut ambigu du récit : des contrastes étranges

- opposition entre point de vue interne et absence de sentiments exprimés : le lecteur, malgré le point de vue interne, n’a jamais accès à l’intimité du personnage. Certes, le point de vue interne nous permet de percevoir l’univers du récit par le regard ou la conscience de M (le narrateur ne rapporte que ce que voit le personnage). D’ailleurs, les perceptions du personnage sont d’une étonnante acuité/précision : certaines descriptions sont méticuleuses, avec un art puissant du détail (ex : portrait du directeur de l’asile : « petit vieux », « légion d’honneur », « yeux clairs »). De plus, la structure syntaxique (=construction des phrases) repose sur la parataxe (= on accumule les phrases courtes sans subordonnées) et l’asyndète (= absence de connecteur logique entre les phrases), ce qui permet une énumération fragmentée des éléments perçus et introduit un ensemble d’images éparses saisies comme autant de photographies successives, dans toute leur puissance (ex : « Il faisait très chaud. » ; « Cette hâte, cette course… ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel » = accumulation d’images fortes). Mais, aucune confidence sur les sentiments éprouvés, aucune expression de la subjectivité, aucune introspection, pourtant attendues avec l’emploi d’un point de vue interne et du « je ». Les phrases inertes, décousues, montrent que le narrateur ne met pas les événements en perspective. Le récit n’est pas construit, il en reste à l’état de constat…

= Le « je » (1ère personne) a les caractères d’un « il » : le récit montre une grande objectivité du personnage et un détachement. On a l’impression que M est absent de ce qu’il voit, qu’il est extérieur à lui-même, insensible, réduit au rang de caméra enregistreuse. On constate donc le paradoxe d’un « je » qui emprunte une vision depuis l’intérieur (point de vue interne) mais qui tient du « il » l’objectivité détachée de cette vision. C’est ce qui produit un certain malaise pour le lecteur, qui ne cesse d’attendre l’expression de sentiments et qui est toujours déçu.

- une situation d’énonciation qui évolue et interroge : opposition entre le 1er paragraphe et le reste du texte. En effet, dans le 1er paragraphe, le moment de l’énonciation correspond au moment des faits énoncés (concomitance entre réalisation des actions et écriture, rendue par l’usage des temps : présent et futur) ; mais cet ancrage énonciatif précis est rapidement perdu, dès le 2ème paragraphe, qui se poursuit au passé composé (et qui s’ouvre, l.12, avec la répétition de l’information « prendre le bus à deux heures », qui n’a d’intérêt que pour signaler le changement de temps)

= On observe une sorte d’ellipse dans l’écriture, et l’on ne sait plus, dès lors, exactement à quel moment le narrateur raconte son histoire. Nous avons cependant sans doute affaire à un journal intime (l’emploi du passé composé s’oppose au passé simple attendu dans un récit, le passé composé traduit une oralité propre à l’expression spontanée dans un journal intime), mais on peut aussi envisager la narration comme un plaidoyer, que Meursault aurait écrit en prison : en effet, nous allons voir dans notre 2ème partie que la manière dont le « je » se présente ici a des allures de justification…

- Le portrait d’un narrateur ambigu

1) Un narrateur étranger aux règles sociales

- Réactions décalées de Meursault à l’expression polie d’une peine endeuillée de la part des autres personnages. Cette sollicitude répond d’abord à un souci des bienséances sociales, ce qui se voit à travers les comportements des gens que M croise : nécessité d’aller chercher « une cravate noire et un brassard » (l.15-16), attributs du deuil lors de l’enterrement ; « ils m’ont accompagné à la porte » (l.14) ; « il m’a serré la main qu’il a gardée si longtemps » (l.26-27). Ce souci des convenances se manifeste aussi dans leur parole, stéréotypée, tout à fait attendue et de rigueur face à un homme qui a perdu un être cher : paroles du directeur (incise « mon cher enfant », l.30, pour montrer de la compassion) ; paroles de Céleste (« On n’a qu’une mère », l.14 = tautologie, c’est-à-dire, parole qui prononce une évidence, une équivalence stricte, sans faire avancer

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