Le nègre du Surinam
Par Andrea • 29 Novembre 2018 • 2 191 Mots (9 Pages) • 565 Vues
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Enfin, chez Candide, le discours de l'esclave suscite deux types de réaction : les exclamations « Ô Pangloss !» (l.17) et « Hélas !» (l.18) et l'insistance sur les pleurs avec les formulations « il versait des larmes » (l.19), « en pleurant » (l.20) mettent en valeur une émotion, qui renforce celle du lecteur et souligne l’horreur de l’état dans lequel se trouve l’esclave. Parallèlement, Candide met en cause l'optimisme dont il a été nourri et évoque son abandon de cette philosophie ; mais le futur « il faudra qu'à la fin » (l.17-18) suggère qu'il s'agit d'une possibilité encore incertaine. Cependant, Candide continue son voyage sans agir concrètement pour l'esclave. N’y aurait-il pas de solution au problème du mal? Pourtant, la définition de l’optimisme donnée par Candide : « C’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » (l..19) souligne la prise de conscience de la réalité, le caractère illusoire de la philosophie optimiste. Cet épisode marque donc l’évolution de Candide et sa rupture définitive avec la philosophie de Pangloss. Dans la progression de l'œuvre, c'est un premier pas dans autonomie intellectuelle de Candide, puisqu'il se démarque de son maître à penser ; mais il n'a pas encore d'action autonome.
La description de l’esclave, ses paroles et l’attitude de Candide porteraient donc à croire à la neutralité de cette scène qui ne serait qu’un simple constat n’ayant d’autre but que d’émouvoir le lecteur. Mais, l’ironie de Voltaire se met, encore une fois, au service de la dénonciation virulente aux multiples cibles.
Voltaire condamne sans ambiguïté l’esclavage : c'est une des formes de l'inhumanité. C’est un traitement dégradant sur le plan humain. C’est un système brutal et cruel parce qu'il exploite la souffrance par la force répressive comme le soulignent les constructions en parallélisme « Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe » Ces constructions mettent en évidence la disproportion entre la cause et le châtiment inhumain infligé aux esclaves et tout cela pour le plaisir de quelques privilégiés: « C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe » (l.8). La description de l’esclave « étendu sur par terre » (l.1), de ses vêtements « la moitié de son habit » (l.1) et de ses mutilations dit clairement le mépris que les esclavagistes ont pour ces êtres qu’ils considèrent moins bien que des animaux « les chiens, les singes et les perroquets » (l .12).L'allusion aux Européens et en particulier aux Hollandais à travers le nom ironique du négociant « Venderdendur » (l.4) (vendeur= marchand d’esclaves à la dent dure) et l'évocation du sucre montre que ce sont les nations dites civilisées qui sont responsable de ces comportements inhumains.
La question de l'esclavage met en cause l’illusion optimiste que Voltaire dénonce ici encore. L'idée que l’optimisme est une illusion qui conduit à l’esclavage est sensible dans le discours de la mère. On remarque ainsi un décalage cruel entre le futur associé à des connotations positives « ils te feront vivre heureux » (l.10) « tu fais la fortune » (l.11)... et le présent à connotation négative que constate l’esclave : « malheureux » (l.13), « pas fait la mienne » (l.14). Ce discours renverse de façon absurde et insupportable le système des valeurs fondamentales l’esclavage devient promesse de bonheur, d’ «honneur », de « fortune ». L'Européen Candide est choqué par l'esclavage et doute de l'optimisme, cela doit conduire le lecteur à réagir contre l'un et l'autre.
Voltaire fait aussi la satire de la religion et dénonce l'hypocrisie des prêtres. On relève ainsi des oppositions entre le ‘’beau discours’’ égalitariste des prêtres : « nous sommes tous enfants d’Adam » (.14) et la situation du nègre : « on ne peut en user... d’une manière plus horrible » (l14-15). De façon plus générale ce caractère illusoire est marqué dans le contraste entre le discours positif qui soutient « que tout est bien » et la réalité négative, qui montre que « on est mal » (l .19). De même, le parallélisme ironique entre « nos fétiches » et les fétiches2 hollandais montre que la religion est ramenée au fétichisme, à la superstition. En Guinée l’adoration des fétiches engendre la passivité qui fait accepter la loi du plus fort comme un ordre divin auquel il faut se soumettre A Surinam la parole biblique est une illusion consolatrice, elle détourne les esclaves de la révolte en les berçant d’une égalité illusoire. Voltaire dénonce ainsi l’hypocrisie des prêtres et la religion qui cautionne l’esclavage.
La force critique du passage découle de la superposition de la fiction et de la réalité. Ce conte, par définition, est une fiction mais la situation qu’il raconte, elle, est bien réelle. En mettant en action ses héros dans un récit vivant et en donnant à voir la scène, le narrateur suscite l'imagination du lecteur mais il lui fait aussi voir la réalité contemporaine. Cela n’atténue donc pas la portée critique du texte qui dénonce en utilisant des procédés d’écriture propres à faire réagir le lecteur en mettant en jeu sa sensibilité et sa raison. pour convaincre et persuader en même temps. La portée critique est ainsi augmentée et sans doute élargie à un public plus vaste que ne le serait celui d'un ouvrage plus abstrait et plus théorique.
On pourrait donc penser, au premier abord, que le récit est neutre. Pourtant la description de la mutilation du nègre et le caractère inhumain de ce qui est rapporté suscitent un sentiment de révolte et d'indignation de Candide et du lecteur. Ce texte dénonce ainsi l’infamie de la traite négrière et condamnent ceux qui la soutiennent, la religion et la philosophie optimiste. Voltaire décrit de manière authentique la cruauté des négociants à l’aide d’éléments qui permettent au lecteur de " voir " la scène. Ainsi, le conte devient un support à la dénonciation de situations anormales. La force de l’apologue repose donc sur sa forme qui évite à Voltaire le réquisitoire théorique. Par son ironie, c'est Voltaire qui s'exprime à travers le nègre. Il participe alors aux combats des philosophes du XVIIIème siècle contre l'intolérance et l'injustice, contre une pratique qui nie la personne humaine en la deshumanisant.
1. Le deuxième décret de l'abolition de l'esclavage en France a été
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