Esthétique de la couleur dans la littérature
Par Ramy • 12 Octobre 2018 • 2 170 Mots (9 Pages) • 744 Vues
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Nabokov explore aussi la temporalité avec la couleur comme marqueur. Dans l'incipit d'Autres rivages, roman autobiographique, il écrit qu'il était un adolescent chronophobe. Ainsi, à la peur des couleurs est associée à une certaine angoisse du temps et de la vie comme il l'explique encore dans l'incipit, lorsqu'il regarde des films familiaux tournés peu de temps avant sa naissance, dans lesquels il n'existe pas alors que tout l'environnement physique et humain qu'il connaît y est et ne s'affligent pas de son absence.
En se tournant vers le passé par le biais d'une bobine, la couleur souvenir, lui semble d'abord ennemi, mais c'est dans l'enfance qu'il a transformé sa phobie et a intégré la particularité de son appréhension sensorielle synesthésique: "Depuis l'âge de sept ans, toutes mes sensations en rapport avec le rectangle de lumière de soleil encadré par la fenêtre ont été commandées par une passion unique. Si mon premier regard était pour le soleil, ma première pensée était pour les papillons qu'il engendrerait." Chapitre 6. Dans ce chapitre Nabokov exprime son amour d'enfant pour la lumière et les papillons, insectes d'une grande richesse colorée. Son souvenir est fortement coloré et montre sa future passion pour le monde des insectes. Si au début du temps, le fond blanc se fait porteur de couleurs restreintes par la peur, Nabokov fait encore de la couleur dans le domaine de la mémoire, un porteur de guérison, en bon enfant de la lumière et des ténèbres qu'elle est selon Goethe, Traité des couleurs.
Ainsi la temporalité est aussi un thème exploré par les auteurs littéraires cités, par la mémoire, page blanche sur laquelle s'écrivent les souvenirs passés et le futur à créer.
Mais c'est parfois en dehors de ces notions d'espace et de temps que la polarité chromatique d'Alexakis nous plonge. Nous avons là une variance du fond blanc qui s'écrit dans la présence de l'être.
Que serait alors le fond blanc si on le pensait comme l'absence de chromatisme? Que deviendraient les couleurs. Cette absence de couleurs tellement particulières à Raymond Carver. Bien sûr, il donne des éléments de descriptions visuelles dans Cathédrale, mais vers la fin de la nouvelle, le mari tente de communiquer avec Robert, l'invité aveugle de sa femme. Il regarde la télé couleur et désire décrire un documentaire sur les cathédrales. Il se montre peu capable de décrire et Robert lui propose de dessiner les cathédrales, les mains du mari guidant les siennes. De prime abord pour le dessin, le mari est le guidant, mais Robert guide aussi le mari vers une expérience nouvelle dans laquelle il perd ses repères visuels, puisqu'à un moment Robert le fait dessiner les yeux fermés. Puis le mari perd la notion du dedans et du dehors: " j'étais toujours dans ma maison, ça je le savais. Mais je n'avais pas l'impression d'être dans quoi que ce soit." C'est la dernière pensée du narrateur qui clôt la nouvelle. L'auteur montre qu'en laissant une partie de nos capacités sensorielles pour nous plonger dans une exploration sensorielle réduite, kinesthésie, audition, équilibre, toucher en l'occurrence pour le mari, on peut faire un chemin vers un autre rivage, notamment celui de l'aveugle, et aussi vivre une sorte d'extase étrange dans laquelle disparaît les limites de soi. L'auteur nous laisse libre concernant la suite ou l'utilité d'une telle expérience, dans laquelle l'être fait basculer les forces d'appréhension perceptive visuelle vers d'autres, un peu comme le fait naturellement des consciences synesthésiques, en passant par un vide dont le narrateur exprime l'impression à la fin de la nouvelle comme absence d'espace intérieur. Les couleurs peuvent être assimilées à des repères établis, des souvenirs, qui viennent s'annihiler et par ce fait, l'être se retrouve dans une sorte de néant dans lequel il se découvre renouvelé, un autre rivage en somme. Dans Autres rivages, Nabokov témoigne de tels basculements par un autre biais que celui des perceptions. Il concerne le passage d'un temps linéaire à temps sensible et subjectif, dans lequel l'imagination rencontre la connaissance de soi:
" J'avoue ne pas croire au temps. J'aime à plier mon tapis magique...". Il se retrouve alors au milieu des papillons qu'il aime et " je suis en extase et derrière cette extase, il y a quelque chose d'autre, qui est difficile à expliquer. C'est comme un vide momentané... Le sentiment de ne faire qu'un avec le soleil et la pierre." On retrouve ici ce vide, cette absence de couleur assimilable à une des interprétations du blanc.
De plus il présente sa vie comme une spirale colorée dans les derniers chapitres.
Est-ce cette spirale colorée qu'il plie pour se balader au gré du vent des papillons?
Dans ces cas où le fond blanc devient un vide, les couleurs sont des éléments passés, des attachements affectifs, des pensées prédéterminées. Le propos d'Alexakis se transforme dans une dynamique où les couleurs viennent disparaître dans ce fond blanc et renaître en d'autres couleurs, celles d'un être nouveau en communion avec l'infiniment grand et l'infiniment petit comme l'a expérimenté Nabokov enfant dans ses recherches d'entomologiste en herbe avec son microscope.
La polarité proposée par Alexakis peut-être perçue d'un point de vue spatial quand elle s'inscrit comme chromatisme descriptif au service de la mimèsis du monde dans une œuvre. Les auteurs respectifs, Carver et Bergounioux, de Cathédrale et Miette, sont plus ou moins prolixes en cela, mais Nabokov a développé son roman autobiographique Autres rivages en une mimèsis arc en ciel. La polarité peut aussi être explorée dans le domaine de la temporalité. Les auteurs développent différents "espaces" temporels. Bergounioux et Nabokov nous amènent par la blancheur vers des images sacralisées du passé, parfois angoissantes, pour s'ouvrir vers des horizons futurs, inconnus, libres d'une histoire à venir. Ces auteurs ont un regard sur l'origine dont nous venons mais que nous ne connaissons pas. Ils explorent le temps qui donne coloration aux événements, par sa mémoire aux ailes blanches. Enfin ce fond blanc peut être un vide dans lequel vient mourir toute forme du passé comme les papillons de nuit se jettent sur la lumière. Un
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