Le roman: maître de la fiction.
Par Christopher • 5 Avril 2018 • 6 335 Mots (26 Pages) • 558 Vues
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2 Belfond, 1989.
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récit, et prétendent constituer un couple fécond lorsque l’écrivain construit l’œuvre hybride : à la fois histoire d’un temps passé, d’un héros mort, et histoire créée par l’imagination. Jusque-là rien que de banal, mais on voudrait montrer que quelque chose de nouveau s’est passé dans le « roman historique » des dernières années.
Il s’est passé que les écrivains veulent, en toute lucidité, faire converger dans une œuvre littéraire l’histoire et la fiction. Ils veulent se situer avec loyauté intellectuelle au confluent des deux disciplines, revendiquer les droits de l’une et de l’autre. En 1984, Norbert Rouland, anthropologue et historien, publiait un excellent roman : Les lauriers de cendre3, inspiré par la Rome de la République. En postface, il publiait une sorte de manifeste intitulé Pour un nouveau roman historique. Universitaire, il s’interrogeait sur une bonne pédagogie de l’histoire ancienne et surtout à propos de l’ancienne Rome. « Je souhaite, écrivait-il, une seconde Renaissance qui nous découvrirait Grecs et Romains tels qu’ils furent : ni modèles, ni seulement ancêtres... Mais des hommes tout simplement, qui cherchèrent comme nous le bonheur et comme nous, tentèrent de s’expliquer la souffrance et la mort. » Il défendait les travaux scientifiques, les essais ouverts à une audience plus large, mais préconisait le roman historique. L’objectif serait la démocratisation du savoir, non pas l’histoire au rabais. Le « nouveau roman historique » se voit assigner un devoir, et c’est bien le moins : « ne pas trahir la chronologie et les faits avérés, ensuite, ne pas faire dire aux personnages plus que ce que les sources nous livrent sur eux, ou dépasser les limites de ce qu’une raisonnable interprétation en permet. Imaginer avec le plus de précautions possible, mais ne pas inventer... »
Il serait trop facile de sourire devant certaines exigences de bon sens dans cet « art poétique ». Il est plus intéressant d’observer comment l’historien devenu romancier se trouve obligé de manipuler les mots difficilement définissables : imaginer, inventer... pour répartir, entre l’histoire et la littérature, des fonctions qui sont évidemment distinctes mais sont évidemment connexes.
« Imaginons, dit l’historien Georges Duby. C’est ce que sont toujours obligés de faire les historiens. Les traces que laisse le quotidien de la vie sont légèrement discontinues ; elles sont rarissimes... L’Europe de l’an Mil ; il faut donc
3 Actes Sud, 1984.
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l’imaginer4. » « La mer, dit Fernand Braudel, il faut essayer de l’imaginer, de la voir avec le regard de l’homme de jadis » et l’homme de jadis imaginé par l’historien voyait, nous assure-t-il, la mer « comme une limite, une barrière étendue jusqu’à l’horizon, une immensité obsédante, omniprésente, merveilleuse, énigmatique5 ». Le romancier a là une caution non négligeable pour imaginer l’homme de jadis imaginant la mer qu’il n’a jamais vue en son entier, cet homme de jadis encore plus inconnu de nous que l’homme médiéval dont Georges Duby cherche le visage dans son paysage de forêts, de marais, de champs ingrats et de pauvreté collective. Mais je cite encore ceci, de Georges Duby : « Je n’invente pas. Enfin, j’invente mais je me soucie de fonder mes inventions sur les assises les plus fermes, d’édifier à partir de traces critiquées, de témoignages qui soient aussi précis, aussi exacts que possible. Mais c’est tout6. »
C’est tout, oui, et malgré les interdits que Norbert Rouland formulait maladroitement en disant : « imaginer, ne pas inventer », c’est laisser à la fiction, à l’imagination, à l’invention — quel est le terme qui convient strictement ? — un large espace où s’offrir le luxe de la liberté créatrice, et l’espace s’élargit jusqu’à l’immensité lorsque les « faits avérés » ne le sont plus autant qu’on l’affirmait, lorsque les faits restent problématiques dans leur consistance humaine ou événementielle, lorsque le temps historique devient le temps de l’incertitude.
« Cette imaginaire construction qu’est notre discours », selon Georges Duby toujours, permet de glisser vers le littéraire proprement dit. De celui-ci, les historiens ne peuvent se dispenser puisqu’ils écrivent, ne peuvent se désolidariser en toute vérité puisqu’ils ne peuvent se délivrer de l’imaginaire. Une biographie récente de Saint Louis7 commence par des mots : « Toute biographie est imaginaire. » Il me semble que le propos de « nouveau roman historique », annoncé par Norbert Rouland, rejoint le réalisme des historiens actuels dans une sorte de cessez-le-feu, ou mieux : de traité de paix, à partir d’une conscience plus claire des responsabilités de chacun : un certain historicisme positiviste, l’ambition de science exacte, ne sont plus de mise, et l’historien se reconnaît dépendant à l’égard d’un langage et du récit ; le littérateur, de son côté, se croit tenu de
4 Georges Duby, L’Europe du Moyen Âge, Flammarion, 1979. 5 Fernand Braudel, La Méditerranée collectif, 1977. 6 Entretien avec Guy Lardreau, Flammarion, 1980. 7 Payot, 1985.
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légitimer, devant l’historien d’abord, l’œuvre qu’il entreprend avec des matériaux prélevés sur un chantier qui n’est pas le sien, ou ne l’est pas exclusivement. Cela n’est pas sans bénéfice pour la culture contemporaine : le travail littéraire se fait reconnaître à côté, ou plutôt en complément, du travail historique.
Encore importe-t-il de savoir ce que, dans la théorie, les romanciers comptent faire de la fiction. S’ils en font la théorie, on les attend à la pratique. C’est bien à quoi nous invite Frédéric Rey, romancier mort l’été dernier, quand il écrit dans une « note de l’auteur » (en postface toujours...) : « Il n’est personne parmi les lecteurs, de nos jours, pour ignorer que la fiction romanesque maîtrisée, tout comme la fiction poétique, sont des véhicules d’une grande sûreté pour nous conduire vers la vérité d’un personnage ». Il s’agit, ni plus ni moins, de Michel- Ange et le roman
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