Une représentation fictionnelle
Par Ninoka • 7 Mars 2018 • 2 810 Mots (12 Pages) • 516 Vues
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des « crèmes pâtissières, des pâtes de
coing et un grand verre un peu écœurant
de sirop d’orgeat2 ». Le personnage est
fait de cette part maudite que le romancier
exorcise par l’écriture.
Le roman est une « loupe » qui amplifie
et simplifie les tentations et les passions,
jusqu’à les rendre monstrueuses. Il
est alors le lieu où se reconfigure l’expé-
rience personnelle, autorisant la liberté
de déplacer ce que l’on est et ce que l’on
a vécu. Il y aurait donc une part de vérité
plus grande dans le roman que dans l’autobiographie
(c’est, par exemple, l’hypothèse
que fait Thibaudet à propos de
Flaubert) : il permet de dire l’expérience
personnelle à travers le prisme de personnages
inventés, au plus près de la complexité
de l’existence. Sans doute est-ce
ainsi que l’on peut comprendre pourquoi
DOSSIER
Le romancier et ses personnages (1)
Frontispice pour une édition
de Madame Bovary.
c’est dans des romans que certains écrivains
ont situé la quête d’une vérité sur
soi qu’ils permettaient de formuler au
plus juste : c’est par excellence le cas
d’À la recherche du temps perdu de
Proust ou, dans un autre registre, du Premier
homme de Camus. Ce dernier
invente Jacques Cormery pour raconter,
au plus près de ce qu’il a vécu, sa propre
enfance à Alger. Pourquoi sinon ne pas
avoir écrit son autobiographie ?
Cette conception du personnage
comme représentation fictionnelle d’une
personne explique que l’on cherche à
identifier « derrière » le personnage de
roman la ou les personnes qui lui
auraient servi de modèle. C’est ainsi que
l’on a pu voir dans madame Arnoux Élisa
Schlesinger, le grand amour de Flaubert,
ou, plus grave, imputer à Flaubert les
propos et pensées qu’il prête à Emma
Bovary. Le réquisitoire du procureur
Pinard (publié en annexe de l’édition
Folio de l’œuvre) montre parfaitement
comment la condamnation du roman en
1857 procède de l’assimilation pure et
simple du personnage fictionnel à une
personne réelle, dont on juge la moralité.
Une telle démarche a quelque chose de
réducteur puisque aussi bien tout personnage
est la projection et la reconfiguration
complexes de moments autant que
de constantes, de tendances refoulées ou
fantasmées autant que de traits assumés
d’une personnalité.
2/ Le personnage
et son lecteur
Mais une telle conception a également
pour corollaire d’autoriser tous les effets
d’identification. Proust a très bien analysé
dans Du côté de chez Swann comment le
personnage, parce qu’il n’est pas réel
(même Françoise le remarque), suscite
une émotion et une compréhension particulièrement
intenses : « La trouvaille du
romancier a été d’avoir l’idée de remplacer
ces parties impénétrables à l’âme
[celles qui font l’opacité des personnes
réelles avec lesquelles nous pouvons sympathiser]
par une quantité égale de parties
immatérielles, c’est-à-dire que notre
âme peut assimiler ». Alors, les aventures
et les émotions des personnages nous
arrivent à nous-mêmes lecteurs et « tiennent
sous leur dépendance, tandis que
nous tournons fiévreusement les pages du
livre, la rapidité de notre respiration et
l’intensité de notre regard » (Du côté de
chez Swann, Garnier-Flammarion, 1987,
p. 187). C’est que le roman a la particularité
irremplaçable de nous faire pénétrer
dans la « tête » des personnages et de
nous les faire connaître mieux que tout
autre genre – mieux même, comme le dit
Proust, que la connaissance réelle ne le
permet : supériorité de la fiction ! (Nous
reviendrons dans le deuxième
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