N'y a-t-il de vérité que scientifique ?
Par Raze • 15 Avril 2018 • 7 251 Mots (30 Pages) • 696 Vues
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d’une connaissance qui soit autre qu’une simple
opinion, et que depuis les Grecs on dénomme une science.
Pour définir cet au-delà dont l’opinion vraie postule l’existence, le Théétète recourt à la notion de raison : la science n’est ni la sensation — subjective, relative et variable — ni l’opinion vraie incertaine , mais « l’opinion vraie accompagnée de raison ». Cette définition se rattache étroitement à la pratique socratique de la discussion, ironique et maïeutique : Socrate demande à ses interlocuteurs de rendre raison de ce qu’ils disent et croient penser, au double sens où il s’agit de l’énoncer de façon cohérente et d’expliquer pourquoi il faut l’admettre, le but de l’opération étant de trouver l’accord entre les interlocuteurs , adversaires, accord dans lequel Socrate veut voir à la fois le signe et le moyen de l’acquisition d’une vérité nécessaire, laquelle échappe à la discussion qui résultait du désaccord. C’est évidemment dans la ligne de la pensée platonicienne que Leibniz (Nouveaux Essais ) pourra définir la raison comme « la vérité connue dont la liaison à une autre moins connue nous fait donner notre assentiment à la dernière » : la rationalité n’est rien d’autre que la capacité de produire un assentiment commun qui substitue à l’opinion indivi¬duelle et contingente une vérité nécessaire et, pour autant, objective.
Aristote (Premiers Analytiques )fut le premier à exposer, dans sa syllogistique, en quoi consiste la « liaison » qui peut transformer une proposition opinée en conclusion nécessaire.
Le syllogisme est un discours dans lequel telles choses étant posées, telles autres en résultent nécessairement du seul fait des premières » : impossible de nier la conclusion dès lors que les prémisses sont énoncées, et que l’ordre et la quantification des termes obéissent aux règles formelles définies par les Premiers Analytiques. Par exemple : Tout homme est digne de respect-Tout homme est animal-Quelque animal est digne de respect , mais pas : Tout mal est à éviter-Quelque plaisir est un mal-Tout plaisir est à éviter (où la conclusion dépasse les prémisses). Cette théorie du raisonnement déductif concluant permet en outre de définir, dans les:Seconds Analytiques, le raisonnement démonstratif qui fait l’essence de la sciedce. Dans la ligne de la doctrine platonicienne qui voit en l’idée le principe dela connaissance vraie, et d’après le modèle des mathématiques pythagoriciennes, Aristote pense que la science a pour objet les prédicats qui appartiennent nécessairement au sujet dont elle traite : toute démonstration consiste en effet à déduire une propriété à partir de la définition d’une essence. C’est ainsi que devait faire Euclide, inspiré par la logique aristotélicienne, pour démontrer ses théorèmes, et devenir ainsi, selon l’expression d’André Warusfel, « l’inventeur des mathématiques modernes ».
La science rejette donc le discutable hors de sa sphère : la vraie vérité, c’est-à-dire la vérité vérifiée, reconnue pour ce qu’elle est, est objet de preuve et non plus de discussion. La transition de l’une à l’autre est opérée dans la pratique scolastique de la question disputée. Celle-ci conserve de la discussion la confrontation systématique des thèses opposées sur le sujet traité . Mais la disputation consiste à trancher le débat par un raisonnement déductif fondé sur l’analyse conceptuelle des termes de la question . Kant s’en souviendra lorsque, à propos des jugements esthétiques, il écrira qu’on peut en « discuter » bien qu’on ne puisse en « disputer » : car discuter, c’est « prétendre à l’assentiment nécessaire d’autrui— ce qui est le cas de tout jugement de goût — tandis que disputer, c’est « décider par preuves— ce que nul critique d’art ne saurait faire mieux qu’aucun cuisinier : car « ils ne peuvent espérer tirer la raison qui déterminera leur jugement de la force des arguments, mais seulement de la réflexion du sujet sur son propre état de plaisir ou de déplaisir’ ». Le jugement de goût est à jamais discutable, et jamais on n’en décidera par une preuve, s’il est vrai que, comme Kant le pense, nul concept d’une chose ne permette d’en déduire que quelqu’un en éprouvera subjectivement un sentiment de beauté.
De la distinction introduite par la troisième Critique, on peut rapprocher l’opposition de l’Analytique et de la Dialectique transcendantales dans la Critique de la raison pure. La première, conformément à l’usage aristotélicien du terme, désigne l’établissement des conditions formelles de la démonstrativité scientifique. Parmi celles-ci, Kant inscrit le rapport des énoncés scientifiques à une « expérience possible », c’est-à-dire à une intuition « donnée », soit « pure » , soit « empirique » . Cette référence à l’expérience est en effet pour Kant ce qui a manqué à la métaphysique pour que celle-ci entrât « dans la voie sûre d’une science », et l’a réduite à des « paralogismes », c’est-à-dire des sophismes toujours discutables malgré
« l’apparence transcendantale » qui leur donne l’air de conclure — ou à des « antinomies », c’est-à-dire à des oppositions de thèses contradictoires, que Kant juge également démontrables. Bref, au contraire de la science, la métaphysique est condamnée à rester l’objet d’une discussion, ses objets n’étant pas véritablement « connaissables », alors même qu’ils sont. « pensables ». La théorie de cette discussion est exposée dans la Dialectique transcendantale, ici définie comme une « logique de l’illusion ». Le kantisme a ainsi présenté sous la forme d’un système la thèse selon laquelle la vérité scientifiquement connaissable échappe essentiellement à la discutabilité des arguties métaphysiques.
L’usage kantien du terme de dialectique paraît lui-même très proche de son acception aristotélicienne. D’après les Réfutations sophistiques’, la dialectique s’oppose à la science en ce qu’elle « interroge » tandis que la science
« démontre » : la dialectique n’a pas de réponses à enseigner, mais seulement l’art de formuler des questions. Sans doute peut-on apercevoir un lien entre cette définition et le caractère souvent aporétique des dialogues platoniciens. Aristote va toutefois plus loin en définissant le « syllogisme dialectique » comme celui "qui déduit à partir de prémisses probables ». Ces dernières sont des propositions qui ne sont pas des vérités nécessaires, mais des opinions généralement admises. La dialectique est ainsi définie comme une logique du probable : elle imite la science
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