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Jacottet, l'effraie

Par   •  16 Octobre 2018  •  1 802 Mots (8 Pages)  •  394 Vues

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et assumée. Le poème apparaît comme une réécriture de « Recueillement » : même forme du sonnet et choix de l’alexandrin. La situation d’énonciation est identique : le poète s’adresse à une interlocutrice à la 2e personne du singulier qui force l’intimité et par un impératif (« Sois »). Çà et là, le lecteur retrouve les mots mêmes du sonnet baudelairien (« tranquille », « s’endormir sous… ». « Recueillement », v. 1 et 12).

• Les thèmes et le ton sont ceux de l’univers baudelairien : la référence à la mort (« le linceul », v. 13 ; « les défuntes Années », v. 9) était déjà présente dans « Recueillement » ; l’importance accordée à l’écrit, au « mot » (v. 2-3, 14) et, implicitement, au rôle du poète imprègne le poème : « cris » rime avec « écris », mais dans une atmosphère apaisante.

2. Plus généralement, une part de tradition littéraire

Au-delà, le poème prend place dans une tradition plus large.

• Jaccottet revient sur les thèmes lyriques traditionnels. Le dernier vers « tu es plus vieux » est un écho à l’inquiétude baroque du temps qui passe et qui mène à la « fin », à « la mort ». La rencontre en face-à-face de la mort (« elle ») et de l’homme (« tu »), rassemblés dans le vers 14, reprend aussi un thème baroque saisissant.

• Les images suggestives abondent. La mort est l’objet de transformations multiples : tantôt être vivant (« s’endormir »), véritable compagne en perpétuel mouvement (« ne s’arrête pas », v. 4 ; « elle vient », v. 12 et 14), tantôt oiseau (« sous les branches » rappelle le titre du recueil L’Effraie) ou nymphe (à travers l’évocation des « branches »)… L’image de la mort transitoire est ravivée par la rime « chemin / fin » qui unit l’idée de mort à celle du passage.

• Enfin, on retrouve chez Jaccottet les ressources de la langue poétique de ses prédécesseurs : par exemple, pour rendre compte du mouvement de la mort, il tire parti du jeu sur les sonorités (sifflantes en [s] ou chuintantes en [ch], v. 7), des enjambements (la phrase court d’un vers à l’autre), des effets de répétition parfois anaphoriques (« même quand », v. 7 et 9 ; « elle vient », v. 12 et 14).

III. Réécriture et originalité

Mais le poème dépasse la réécriture et la pure expression des sentiments.

1. Une poésie philosophique

Le poème prend la dimension plus profonde d’une réflexion existentielle.

• Jaccottet recourt pour cela aux faits d’écriture de la généralisation : à travers l’ambiguïté du « tu », qui peut se référer au lecteur et équivaut à « vous », et le présent de vérité générale (la mort « ne s’arrête pas en chemin », v. 4 ; « tu es », v. 14), le poème résonne comme une adresse générale à tous les humains.

• Le poème prend les accents de la réflexion philosophique : la référence au couple (« vous deux », « vos quatre bras ») traduit la volonté de lier le destin de l’individu à celui de l’être humain en général. De même, Jaccottet semble lier le sort du poème à celui de l’homme (v. 2-3) : le rejet du mot « poème » (v. 3), place le mot « fin » comme en suspens et permet une double hypothèse : s’agit-il de la « fin » de l’homme (la mort) ou de la « fin du poème » ? Au vers 2, homme et poème semblent confondus dans la pensée du lecteur.

• L’exhortation au calme (v. 1) semble contredite par l’expression d’une angoisse existentielle rendue par les effets de rupture – rejets, contre-rejets, changements de tons… Cette angoisse naît de l’ignorance de l’homme sur son destin que seul « Dieu » (v. 12) connaît, et sur le moment de la mort que son don d’ubiquité (« de très loin ou déjà tout près », v. 13), son indifférence cruelle (elle se borne à « venir » sans agresser) rendent encore plus menaçante. Enfin, l’amour est vu comme un divertissement qui ne suffit pas à éloigner la mort : le pronom « elle » est investi par la mort et non par la femme aimée et cinq vers dédiés à l’amour sont anéantis par l’expression rapide et sèche « elle vient » qui, en deux mots, reprend le dessus. Mais, finalement, du poème ressort la tranquillité apportée par la prise de conscience : il est inutile de vouloir se soustraire à la mort.

2. Un art poétique

Implicitement, le poème fait le portrait du poète et suggère une conception de la poésie.

• Le poète – qui se cache sans doute sous le « tu » – apparaît comme un être modeste, un homme parmi les autres : l’expression « Dieu sait » sous-entend que le poète, lui, ignore certaines choses. C’est aussi un être divisé et double, à la fois « je » et « tu », qui se regarde lui-même et s’analyse. Cependant, sa parole rassurante instaurée au vers 1 (« Sois tranquille ») lui donne un rôle de conseiller lucide, de pacificateur.

• Parallèlement, la poésie est, certes, présentée comme impuissante à soustraire l’homme au temps et à la mort, à assurer l’immobilité (« immobiles », v. 10). Mais c’est un art qui aide à apprendre à mourir, donc à assumer sa condition humaine : l’écriture accompagne l’homme (v. 14). La poésie de Jaccottet aurait pour enjeu de réaffirmer l’angoisse de la mort, de la dire, mais aussi de détourner l’homme de cette angoisse.

• Enfin, le choix de la réécriture est une affirmation du lien entre tous les poètes, la revendication d’une filiation : il n’existe pas des poètes, mais le poète. En s’inscrivant dans une lignée littéraire et philosophique, le poète place le lecteur en terrain connu, donc apaisant. Mais c’est aussi une revendication de création personnelle (par la distance marquée), d’originalité, de liberté, donc d’identité, qui se niche parfois dans des détails, comme l’absence de majuscules au début des vers.

Conclusion

« Inventer, c’est se ressouvenir » (Nerval). Jaccottet fait sienne cette affirmation, en lui imprimant sa marque personnelle. Le sonnet « Recueillement » a donné lieu à d’autres réécritures, qui le perpétuent en le renouvelant (Perec).

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