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De la marginalité et de l'art dit de la marge

Par   •  27 Novembre 2017  •  2 716 Mots (11 Pages)  •  597 Vues

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De son côté, Picasso se pose en digne héritier :

« Un peintre a toujours un père et une mère. Il ne sort pas du néant ».

A cet égard, Les Demoiselles d’Avignon offre un précieux exemple de cette esthétique nouvelle qui provoque la norme, en dénonçant les limites. Absence de perspective et platitude des formes, géométrisation de l’espace, traitement anatomique arbitraire qui présente des corps déformés aux membres disproportionnés ; non seulement ce tableau bouleverse les règles et les canons du nu classique, il entend aussi en détruire la rigidité doctrinale qui valorise le matériel aux dépens du sensible.

Au plan poétique, l’influence de l’esthétique cubiste chez Apollinaire se fait ressentir à travers l’absence de ponctuation, la rupture du rythme avec la fragmentation et le mélange des mots qui rendent la compréhension de certains vers ambiguë voire hermétique comme à la fin de « Zone » :

« Adieu Adieu / Soleil cou coupé. »[7]

Pourtant, ce qui frappe le plus dans le tableau de Picasso c’est qu’il donne à voir une image de la prostituée aux antipodes de l’Olympia (Manet) à l’allure souveraine, irrésistible dans une posture instillant la concupiscence.

A l’opposé, Les Demoiselles d’Avignon sont laides sinon hideuses, monstrueuses. Monstrueuses car elles portent sur leur physique dénaturé les stigmates de la souffrance intime, et c’est en cela que, paradoxalement, elles apparaissent infiniment touchantes. En faisant tomber le masque hypocrite du sublime recherché par les classiques, le peintre leur assigne une apparence primitiviste, plus authentique, qui fait surgir toute la dualité de leur nature mi-femme/mi-démon. En levant le rideau sur son visage, la prostituée de droite semble convier le curieux à la voir telle qu’en ses tréfonds: monstrueusement humaine, virtuellement aguichante, repoussante par le mal qui semble la désarticuler.

Ainsi, ce qui nous semble révolutionnaire dans cette œuvre de Picasso réside moins dans son caractère formel que dans son abstraction figurative quasi métaphysique : voici, pour la première fois peut-être dans l’histoire de la peinture occidentale, un tableau nimbé d’ambivalence, comme nourri d’une signification sous-jacente qui voudrait par l’impression et la suggestion toucher à l’universel.

Ces Demoiselles tout en nous parlant doublement d’elles-mêmes, nous parlent aussi de nous-mêmes ; elles nous interpellent esthétiquement, éthiquement, métaphysiquement.

Ré-enchanter le monde

Apollinaire, dans ses Méditations esthétiques sur le cubisme, l’exprime parfaitement : « s’éloign[a]nt de plus en plus de l’ancien art des illusions d’optique et des proportions locales pour exprimer la grandeur des formes métaphysiques »[8], elles ont définitivement « posé la question du beau en soi.»[9]

Sensible à cette imagination créatrice de la peinture cubiste, il utilise le pouvoir quasi magique des mots pour nous donner à voir un aspect plus poétique du « beau en soi », à travers la transfiguration de la réalité la plus prosaïque. Dans « Zone », il chante

« la grâce de cette rue industrielle / Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes »[10].

Ainsi, le monde quotidien, et plus spécifiquement l’environnement urbain, traditionnellement perçu comme un univers a-poétique, devient le lieu de l’enchantement et de la fascination :

« Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut / Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux.»[11]

annonce-t-il dans son souhait d’étendre les possibilités du « poétique » vers des domaines de plus en plus inédits.

Fidèle à ce principe de liberté absolue, il déclare dans un article sur Picasso :

« Moi je n’ai pas la crainte de l’Art et je n’ai aucun préjugé touchant la matière des peintres […] On peut peindre avec ce qu’on voudra, avec des pipes, des timbres-poste, des cartes postales ou à jouer, des candélabres, des morceaux de toile cirée, des faux cols, du papier peint, des journaux. »[12]

C’est ainsi qu’on arrive à la deuxième phase de la relation entre marge et norme : la prise de conscience de sa propre singularité et la recherche de la reconnaissance au nom de la liberté. Or la reconnaissance d’une œuvre passe d’abord par son intégration dans le système référentiel, processus lent et parsemé d’embûches. Car ce qui semble évident voire indéniable pour les uns, ne l’est pas forcément pour d’autres, comme en atteste la réception de certaines œuvres d’Apollinaire comme de Picasso.

Ainsi, l’incompréhension qu’a suscitée la publication d’Alcools s’explique en grande partie par l’allégeance inconditionnelle que certaines critiques témoignent à la norme. Parmi les plus virulentes, citons les propos de l’écrivain Georges Duhamel qui dénonce le désordre apparent du recueil, l’absence de ponctuation et ses images déroutantes. En le taxant de « boutique de brocanteur », il nie la dimension novatrice du créateur car « C’est bien là une des caractéristiques de la brocante : elle revend ; elle ne fabrique pas », affirme-t-il.

Parallèlement, l’hostilité du public envers les Cubistes est rapportée dans Les chroniques et paroles sur l’art où Apollinaire évoque les « moqueries qui ont accueilli l’exposition de leurs œuvres au Salon d’automne.»[13]

Chemin de croix

Nous touchons ici à la dernière étape du processus de la reconnaissance de la marge par les tenants de la norme :

le rejet, puis la tolérance qui précède l'admission, la reconnaissance, éventuellement la consécration.

Si la critique a un mérite c’est bien celui de mettre en lumière la caractéristique d’une œuvre à laquelle elle octroie de la valeur en croyant la lui ôter. Car, contrairement à l’indifférence qui laisse le sujet dans l’ombre, l’hostilité attire l’attention sur ce qui la provoque et par là-même remet en scène l'objet honni. On dit que de l’amour à la haine il n’y a qu’un pas ; la réciproque est tout aussi vraie.

La reconnaissance d’une œuvre (tardivement, comme Les Demoiselles

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